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la belle de carillon

Mme Desprès, à ces paroles, se redressa, hautaine et majestueuse.

— Qui donc, Monsieur, demanda-t-elle en ébauchant un petit sourire de mépris, ose attaquer ma réputation ? Dites ! Mais je vous défie de vous faire le colporteur de calomnies, à moins que vous soyez enclin aux plus viles bassesses.

Ces mots méprisants et durs piquèrent au vif l’orgueil de Valmont. Venu avec l’intention sincère d’être courtois et modeste, il s’insurgea contre l’injuste rancune de cette femme. Et sans toutefois manquer aux règles de la politesse, il résolut en lui-même de ne pas s’en tenir aux ménagements dont il avait voulu entourer sa démarche. Il se redressa donc aussi haut que celle qu’il était maintenant en droit de reconnaître comme une adversaire et une ennemie, et momentanément il oublia son amour et Isabelle.

Il répondit en accentuant chaque parole :

— J’ai dit que c’est une rumeur, Madame, et par conséquent je ne saurais préciser rien. Mais on dit assez haut un peu partout dans le camp (il exagérait à dessein) que vous avez trempé dans le complot d’assassinat contre le capitaine d’Altarez, mon ami.

De pâle qu’elle était la minute d’avant Mme Desprès devint d’une lividité effrayante, et elle chancela subitement. De crainte de tomber, elle s’assit lourdement sur une banquette près d’elle. Elle porta fébrilement les mains à son front, à sa bouche, à sa poitrine que Valmont voyait battre violemment. Elle fut incapable de parler… Ses yeux démesurément ouverts, en lesquels mille sentiments divers se manifestaient, demeuraient fixés sur le capitaine canadien, et lui y crut lire une grande épouvante. Il s’en réjouit intérieurement : il avait frappé plus juste et plus fort qu’avait voulu le frapper cette femme rancunière et vindicative. Il avait frappé sans lui laisser le temps et l’avantage de parer le coup.

Et très froid, impassible comme un juge, il ajouta :

— Madame, vous savez que le général a juré de faire une enquête et de découvrir pour les châtier les auteurs de cet attentat monstrueux. Vu que Monsieur d’Altarez était mon ami, j’espère être autorisé par le général à conduire cette enquête, je possède même l’assurance d’être chargé de cette affaire. Or, Madame, quoique pénible qu’il puisse être à un homme de traduire une femme devant un tribunal, le devoir de cet homme et l’impitoyable règle de la Justice font taire tous sentiments de pitié et nivellent tous les rangs. C’est pourquoi dans la tâche qui pourra m’incomber il me répugnerait de publier le nom d’une femme, et cependant pour suivre la ligne déjà indiquée par les chuchotements il me faudra bien citer le nom de cette femme. Madame, il vous est loisible d’éviter cette humiliation dont vous ne seriez pas seule à souffrir, vous le savez, et je suis venu m’entendre avec vous de façon que vous ne soyez mêlée en rien à cette triste affaire.

— Quelle entente, Monsieur… balbutia Mme Desprès qui faisait mille efforts pour reconquérir son calme et son énergie.

— Une entente très simple : personne n’ignore que le coup de feu dirigé contre d’Altarez a été l’œuvre de soldats de l’armée ou de la garnison. Il suffirait d’avoir les noms de ces soldats. Alors, je m’engagerais sur l’honneur à écarter de votre personne toute suspicion et à faire taire les rumeurs. Voyez-vous, quand j’aurai établi que des soldats ont par inimitié ou vengeance assassiné le capitaine d’Altarez, nul n’osera plus vous soupçonner et encore moins vous accuser. Comprenez-vous, Madame ?

— Oui, oui, je comprends très bien, Capitaine.

Cette fois, Mme Desprès avait retrouvé en partie sa physionomie ordinaire, et elle avait pu sourire d’une manière agréable. Mais la bienveillance et la générosité dont semblait se parer son visiteur ne la désarmaient point. Mme Desprès n’aurait pas même désarmé devant l’accusation directe, et là moins encore. Valmont ne l’avait jugée rancunière et vindicative qu’à demi. Elle était femme âpre à la lutte, tenace, et ayant la conviction ferme, inébranlable, que Valmont était l’assassin de son mari comme il avait été le provocateur, rien ne saurait la faire dévier du chemin qu’elle s’était tracé, c’est-à-dire venger son mari. Par surcroît, Mme Desprès n’était pas uniquement animée par l’esprit de vengeance depuis quelques jours, il y avait en elle cette horrible peur que Valmont — l’homme qu’elle haïssait le plus au monde