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la belle de carillon

Et le capitaine, comme heurté par un choc violent, s’affaissa sur sa couche. Et là, rigide et sombre, il essaya, sans y parvenir, à déchiffrer l’énigme qui se posait avec une sorte d’abominable raillerie entre les paroles d’Isabelle, la nuit précédente, et le texte de cette lettre. Était-ce le même cœur, la même pensée, la même bouche, pour ainsi dire, qui parlait ? Ou bien Isabelle se plaisait-elle à jouer auprès de lui une indigne comédie ? Quoi ! pouvait-on supposer que cette enfant si bonne, si sincère, pût être perverse à ce point ? Oh ! non, non… ce n’était pas possible ! Mais alors ?… Et Valmont, quoi qu’il fît pour sonder le mystère, pour découvrir le secret d’Isabelle, demeurait vis-à-vis de l’impénétrable point d’interrogation.

Tout à coup Bertachou parut… Bertachou entra sous la hutte en grommelant des choses indistinctes et en essuyant la sueur sur sa face hâlée.

Valmont put, dans un geste rapide, glisser la lettre d’Isabelle avant que Bertachou en eût connaissance.

Le lieutenant s’assit lourdement sur une bûche de sapin et proféra entre ses dents et sans regarder son capitaine :

— Sacrediable ! il faudra que je les étripe jusqu’au dernier, les canailles !

— Ah ça, de qui parles-tu ainsi ? demanda Valmont qui, par un violent effort de volonté, avait pu reprendre un visage tranquille.

— Ne me le demandez pas, Capitaine. Je dis seulement que si je connaissais les vauriens de salopards…

Il fit un geste terrible qui en voulait dire plus long que le meilleur discours.

— Qui donc encore, ces vauriens ? interrogea Valmont surpris et curieux à la fois.

— Eh morbleu ! répliqua Bertachou avec impatience, ceux-là qui vous ont fusillé quasi à bout portant cette matinée !

— Ce n’est pas moi qu’on a fusillé… voulut dire Valmont.

— Ah non, pas vous, éclata d’un rire mordant Bertachou. Pas vous, reprit-il, parce que l’autre a reçu toute la portée qu’on vous destinait ?

— Es-tu certain de ce que tu dis ?

— Pardieu ! pourquoi en parlerais-je, si je n’étais pas certain ? J’ai bien vu le canon des fusils glisser entre les branchailles, et j’ai trop bien vu que ces fusils vous considéraient comme une excellente cible. Ah ! ai-je eu bon nez de vous lâcher un cri ? Crac… Deux secondes encore, et vous étiez défait, mon Capitaine. Mais ce n’est pas vous qui tombez, c’est d’Altarez qui s’en vient se fourrer dans la mitraille. Quelle affaire avait-il là ? S’il était demeuré à sa place, tout était sauvé. Mais voilà ce qui m’a joliment embêté sur le coup. Je me demandais si c’était vous ou d’Altarez qu’on voulait abattre, ou si on avait comploté de vous abattre tous les deux. N’importe ! je sais maintenant, Capitaine, que les balles des chenapans étaient pour vous et pour vous seul !

— Comment as-tu appris la chose ?

— J’ai rôdé un peu partout après-midi, après les funérailles de votre ami, et j’ai pu surprendre l’entretien de deux soldats qui parlaient de l’affaire. Eh bien ! Capitaine, tout ça était un complot arrangé depuis deux jours, et un complot arrangé savez-vous par qui ?… Par la Desprès ou sa fille, sinon par les deux à la fois, je n’ai pas pu bien savoir.

— Bertachou ! cria Valmont en bondissant de colère.

— Capitaine ?

— Je te défends d’accuser Isabelle !

— Ah ! c’est donc que vous l’aimez pour vrai, la bécasse !

— Que t’importe ! Surtout je ne veux pas que tu l’accuses d’avoir tramé ma mort !

— C’est bon, Capitaine, laissons la petite à l’écart. Mais si vous pouvez m’empêcher d’accuser sa mère… eh bien ! alors Bertachou n’est plus Bertachou ! Sacrediable ! depuis quand ne sais-je pas ce que je dis ? Voyez-vous, j’ai essayé de faire bavasser les deux soldats, mais ils m’ont ri au nez, les morgueux ! Tout de même ils m’ont bien fourni un renseignement. Ils m’ont dit comme ça : « Allez demander la chose à la jolie veuve ! »

— Et tu es allé le lui demander ? essaya de sourire Valmont.

— Allons donc ! pensez-vous que j’ai envie de me faire rire au nez une deuxième fois ? Non… je voulais savoir une chose seulement : quels sont les vauriens qu’elle a embauchés pour faire le coup de feu contre vous.

— Tu la soupçonnes donc d’avoir été pour quelque chose dans cette affaire ?

— Si je la soupçonnes ? Mais plus que ça, je la dénonce ! cria Bertachou.