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la belle de carillon

troit et les Grands Lacs pour s’emparer de postes importants qu’y défendaient seulement quelques bataillons de Français et de Canadiens, nous avons une juste idée des dangers qu’offrait cette invasion. Encore une fois, la France se voyait contrainte de lutter, pour la sauvegarde de ses colonies, contre un ennemi dix fois supérieur tant par le nombre de ses combattants et de ses navires de guerre, que par la fécondité de son trésor national et la productivité de ses industries.

À ce moment, les maîtres de la France s’enlisaient dans un gâchis qui ne pouvait manquer d’amener de terribles et d’irrémédiables catastrophes. Louis XV, roi, trop pris par les affaires intérieures ou trop préoccupé par ses plaisirs et devenu le jouet d’une cour frivole qui voulait « les plaisirs avant les affaires », abandonnait les choses de l’extérieur à des ministres incompétents ou trop empressés à grossir leur fortune et à l’assurer contre les revers de l’avenir. Berryer, secrétaire de la marine royale, avait coutume de dire aux courtisans de son entourage : « La fortune ne favorise un homme qu’une fois dans sa vie ; c’est à cet homme d’en savoir profiter. » Et Berryer en profitait si bien, et les autres ministres et courtisans savaient si bien en profiter, que le trésor national se trouvait ruiné. Les agents anglais qui espionnaient la cour effrénée de Versailles en tiraient des renseignements précieux pour leur pays, et l’Angleterre, qui possédait encore cet avantage de mieux connaître la France et ses affaires que celle-ci ne connaissait sa rivale d’Outre-Manche, mettait à profit toutes les circonstances qui s’accumulaient en sa faveur. Bref, tandis que la France s’amusait ou se laissait aller à l’insouciance, l’Angleterre travaillait.

C’est pourquoi la France, trop imprévoyante et incapable de fournir à temps les secours et appuis nécessaires à ses colonies, allait éprouver un premier et dur revers par la perte de Louisbourg dont les Anglais allaient s’emparer, mais non sans que ses défenseurs eussent fait preuve du plus grand courage et tenu jusqu’aux dernières extrémités. La chute de Louisbourg pouvait être funeste à toute la Nouvelle-France ; mais la patrie canadienne fut sauvée une fois encore grâce à la prodigieuse victoire que remporta, à Carillon, le général Montcalm à la tête d’une petite armée fort mal équilibrée dans ses cadres et très médiocrement équipée. Cette victoire fut, en effet, si prodigieuse que, non seulement les soldats, mais aussi les généraux l’imputèrent à la protection de la Providence.

Et, de vrai, contre la formidable armée d’Abercromby, Montcalm n’avait à opposer que trois mille cinq cents combattants, dont quelques bandes de sauvages très indisciplinées. Les forces régulières, soldats de France pour la plupart, ne comptaient que dix-huit cents hommes et d’une discipline relâchée. Le reste de l’armée — et l’on pourrait dire avec plus de vérité la moitié de cette armée — était formée par des régiments des milices : paysans, commerçants, trappeurs et artisans canadiens. Mais si l’expérience des choses de la guerre chez ces derniers était très inférieure à celle des soldats réguliers, ceux-là l’emportaient de beaucoup sur ceux-ci par le moral et l’endurance. C’est pourquoi cette belle victoire, mais sans dédaigner la belle conduite des soldats de France, peut être mise au crédit des Canadiens dont Montcalm lui-même et ses principaux officiers reconnurent le courage et la bravoure. À la vérité, l’on ne saurait affirmer que les Canadiens, sans l’appui des soldats français, eussent pu gagner cette bataille contre une armée ennemie qui se totalisait par cinq fois leur nombre.

Ce fut le 30 juin de cette année, 1758, que la petite armée de la Nouvelle-France, commandée par Montcalm, Lévis et Bourlamaque, prit position entre le Fort Carillon et le Lac Saint-Sacrement. Ce même jour, l’armée anglaise campait près du Fort George à la tête du Lac Saint-Sacrement, et l’ennemi achevait de construire un nombre considérable de berges sur lesquelles il allait s’embarquer bientôt pour gagner Carillon.

Montcalm, qui n’ignorait pas le nombre et la force de l’ennemi, ne perdit pas de temps : de suite il ordonna de redoutables travaux de retranchements et de défenses entre le Fort Carillon et le Lac Saint-Sacrement. Ces retranchements étaient faits d’abatis d’arbres entrecroisés en tous sens et d’une hauteur variant de cinq à six pieds. Ils formaient une suite de barrages d’une grande solidité derrière lesquels, par surcroît de précautions, on avait creusé des tranchées d’une profondeur de deux pieds. Les combattants se trouvaient ain-