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la belle de carillon

était joyeux et le reste du bataillon se réjouissait. Mais, ce matin-là, ce n’était pas uniquement la triste figure de son capitaine qui tourmentait Bertachou, dans son cerveau deux noms trottaient et deux noms qui portaient avec eux présages de malheur. C’étaient les noms de d’Altarez et d’Isabelle. Et Bertachou savait que ces deux noms causaient à son capitaine les mêmes tourments.

Vers les neuf heures, un grenadier de la compagnie de d’Altarez se présenta dans les retranchements des Canadiens. Avisant Bertachou, il lui demanda où il pourrait trouver le capitaine Valmont.

— Là ! répondit laconiquement Bertachou en indiquant la hutte.

Le grenadier pénétra sous la hutte et remit au capitaine une petite note, disant :

— Si vous voulez me donner la réponse…

La vue de ce billet, dont il ne savait la provenance, fit monter du rouge au front du jeune homme. Il eut le fol espoir que le billet venait d’Isabelle… Mais il se détrompa vite en reconnaissant que c’était l’écriture de son ami, d’Altarez. Et d’Altarez, qui avait négligé ou oublié de signer la note, écrivait :

« Mon cher capitaine, vous connaissant comme un homme d’honneur, je vous prie de venir me rencontrer dans le bas ravin qui aboutit à la rivière, et que vous connaissez bien. Je vous attendrai là à neuf heures et demie. »

Valmont connaissait bien l’endroit, lieu désert et fortement boisé, à un demi mille environ des premières défenses de l’armée de Bourlamaque. Que lui voulait d’Altarez ? Ce qui étonna surtout Valmont, ce fut la politesse très froide de cette note. Pour la première fois d’Altarez employait un « vous » qui semait dans l’esprit de Valmont des impressions d’éloignement et de rancune.

Il répondit à l’envoyé de son ami :

— Dis à celui qui t’a chargé de ce message que je serai au rendez-vous.

Le soldat s’en alla.

Le capitaine Valmont demeura très songeur pendant dix autres minutes. Puis il se leva et quitta sa hutte. En passant devant Bertachou il dit :

— Je vais à un rendez-vous qu’on m’a assigné, je serai absent une heure au plus. D’un pas tranquille il se dirigea vers les fourrés qui avoisinaient la rivière La Chute.

Bertachou le regarda aller jusqu’au moment où Valmont disparut derrière un rideau d’arbustes, puis il se leva vivement en grommelant :

— Un rendez-vous ?… Moi aussi j’y vais… Si on ne m’y a pas convié, c’est par oubli sans doute !

Et Bertachou prit le chemin qu’avait suivi Valmont.

Ce dernier arriva un peu avant l’heure à l’endroit indiqué dans le billet du capitaine d’Altarez. Celui-ci y était déjà rendu. Il était seul, debout et adossé au fût d’un arbre. Il avait l’air sombre et pensif ; son jeune front paraissait chargé de soucis. Il ne vit pas tout d’abord Valmont qui, d’ailleurs, était venu à ce rendez-vous avec une secrète méfiance et s’était approché sans faire de bruit. Il considéra un moment d’Altarez et le paysage environnant. Le lieu était sauvage. Les soldats de Bourlamaque y avaient fait quelques abatis pour élever une redoute dans le fond du ravin qui, partant de la rivière La Chute, conduisait vers les hauteurs où Bourlamaque avait dressé ses défenses ; ce ravin aurait pu servir de couloir à l’ennemi en supposant que ce dernier eût tenté une approche par la rivière La Chute. Les pentes de ce ravin étaient couvertes de saules qui offraient d’excellents postes d’embuscades.

Valmont vit tout cela d’un coup d’œil, et s’il n’eût trouvé là d’Altarez seul, il aurait pu penser qu’il avait été attiré dans un traquenard. Mais le silence, qui planait sur l’endroit lui fit penser que si on en voulait à sa vie, il n’aurait pour tout adversaire que d’Altarez. Il se sentit aussitôt rassuré. Il s’était arrêté à vingt pas du capitaine des Grenadiers, et sans se rapprocher davantage, il proféra sur un ton rude et froid :

— Bonjour, d’Altarez !

Le jeune capitaine sursauta de surprise. Mais reconnaissant aussitôt son ami, il esquissa un sourire contraint et dit sans quitter sa place :

— Je ne doute pas, Capitaine, que vous ne trouviez étrange ce rendez-vous que je vous ai assigné ; mais à la veille de risquer moi, ma vie, vous, la vôtre, dans une ba-