Page:Féron - La belle de Carillon, 1929.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
la belle de carillon

Soudain elle jeta un cri perçant, tendit les mains dans un geste de désespoir et dit :

— Oui, oui, on l’a tué… on l’a tué !

Elle sauta hors de son lit, tremblante, hagarde.

— Es-tu folle, Isabelle ? Couche-toi !…

— Non ! répliqua la jeune fille en s’habillant à la hâte. Je veux aller pleurer sur son cadavre !…

— Tu es folle ! Tu es folle !…

Plus tremblante que sa fille, plus hagarde, épouvantée peut-être, Mme Desprès voulut user de force pour faire entendre raison à Isabelle.

La jeune fille la repoussait, disant :

— Laisse-moi, laisse-moi, maman… je veux aller voir !

Elle était si énervée, ses mains étaient si mal habiles qu’elle prit un long temps pour se vêtir convenablement.

Quand elle fut habillée, elle sécha avec violence ses yeux, et d’un pas saccadé elle sortit de sa chambre. Mme Desprès, à demi folle d’épouvante et de douleur, la suivait en chancelant.

Onze heures sonnaient à une horloge.

À cette minute même une sourde rumeur parut s’élever dans l’enceinte du fort.

Isabelle s’arrêta net, saisit sa poitrine à deux mains et regardant sa mère de curieuse façon, elle murmura :

— Oh ! si c’était lui qu’on apporte, expirant… mort…

— Isabelle, je te répète que tu es folle… C’est l’effet de ton mauvais rêve. Prends sur toi !

Isabelle, pour la première fois, parut remarquer la lividité de sa mère, et elle vit encore que Mme Desprès chancelait.

— Oh ! gronda Isabelle avec une sorte de reproche et de ressentiment, tu sais ce qui se passe, maman, et tu ne veux pas me le dire !

Mme Desprès venait d’enserrer la taille d’Isabelle comme pour la garder près d’elle. Mais la jeune fille, toujours avec cette énergie et cette force que donnent les grands désespoirs ou les vives douleurs, se dégagea des bras de sa mère et courut à la porte… La mère s’élança sur les traces de son enfant. Et, l’instant d’après, lorsque les deux femmes pénétraient dans la salle d’armes d’où paraissaient venir maintenant de mystérieuses rumeurs, des soldats posaient par terre un brancard, et sur le brancard un jeune officier, tout ensanglanté, gisait livide et inanimé.

Alors Isabelle ne put retenir un cri… Mais ce ne fut pas un cri de douleur… ce cri résonna joyeux dans les sombres échos de la salle funèbre. Et on aurait pu l’entendre balbutier :

— Ce n’est pas lui… ce n’est pas lui… Oh ! merci, Mon Dieu !

Et, tournant sur elle-même, elle regagna à toute course ses appartements, tandis que, pétrifiée, Mme Desprès considérait le cadavre de d’Altarez…

X

LA FUSILLADE


Que s’était-il passé ? Le capitaine d’Altarez avait-il été frappé à mort par les balles anglaises ?…

Non. Il n’y avait pas eu bataille ou engagement ce matin-là, 7 juillet 1758. Les armées anglaises demeuraient toujours invisibles derrière les massifs qui dérobaient la vue du Lac Saint-Sacrement. Quant à l’armée française, elle terminait ses derniers ouvrages de défense.

Au bas du plateau, les Canadiens de Valmont étaient au repos ; ils n’avaient plus rien à faire qu’à attendre l’ennemi.

Le capitaine Valmont était sous sa hutte et allongé sur sa couche, sorte de grabat fait de perches de bouleau, et, les yeux ouverts, il paraissait abîmé dans ses pensées, Et ces pensées ne devaient pas être riantes, à voir son visage pâle et les sombres effluves qui jaillissaient de ses prunelles.

Bertachou, sombre et pensif aussi, était assis hors de la hutte, à l’écart des miliciens qui, par groupes s’entretenaient joyeusement et avec une certaine animation. Plusieurs fumaient, silencieux comme Bertachou. Car Bertachou était d’ordinaire le baromètre de la jovialité dans le camp : s’il était taciturne, certaines fois, les soldats de son voisinage se taisaient. S’il était sombre, le front des soldats s’obscurcissait. Mais s’il riait, s’il était gai, tout le mode semblait heureux. Oui, Bertachou pensait, il songeait en fumant aussi à grosses bouffées. Ce qui rendait Bertachou songeur et taciturne, c’était parce que son capitaine était ainsi. Quand Valmont était de bonne humeur, Bertachou