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la belle de carillon

qu’elle entendrait encore ses paroles d’amour.

Mme Desprès n’était plus dupe, et l’instinct de son cœur maternel lui faisait bien deviner le secret de sa fille. Elle consentit à laisser Isabelle à elle-même, et avant que la jeune fille gagnât sa chambre, Mme Desprès voulut l’embrasser longuement et la réconforter, si elle avait quelque chagrin. Mais la veuve savait bien que la jeune fille n’éprouvait aucun chagrin, car les yeux et la physionomie d’Isabelle rayonnaient d’une joie mystérieuse. Oh ! oui, elle avait trouvé la clef du mystère : c’est-à-dire pourquoi Isabelle n’aimait pas d’Altarez !

Aussi, lorsqu’elle fut demeurée seule, sa physionomie changea-t-elle subitement. Son visage s’assombrit, l’éclair de douceur et d’amour qui avait illuminé jusqu’alors la prunelle de ses yeux se transforma en un éclair de haine.

— Oh ! murmura-t-elle, il n’est pas possible que je permette à cet homme de s’emparer du cœur de ma fille ! Je ne laisserai pas accomplir cette monstruosité que le meurtrier de mon mari épouse sa fille ! Si le crime est nécessaire, j’irai jusqu’au crime ! D’ailleurs, j’ai un droit de vengeance… celui de venger la mort de mon mari ! Eh ! bien ! c’est décidé, cet homme mourra !

Et elle ajouta avec un accent impossible à rendre :

— Ah ! Capitaine Valmont, tu apprendras à tes dépens qu’on ne marche pas impunément sur le cœur d’une mère !

Elle s’enveloppa aussitôt d’un manteau de couleur brune et sortit de son logis. Après avoir traversé une place d’armes elle se trouva en face d’une sentinelle qui faisait les cent pas.

— Peux-tu me dire, mon ami, où je trouverai le lieutenant Peyrolet ?

— Madame, je sais qu’il s’est rendu à la cantine ce soir, mais je ne sais pas s’il est de retour. Si madame veut se rendre jusqu’au corps de garde, elle saura si le lieutenant Peyrolet est là ou à la cantine.

— C’est bien, merci. Tiens ! ajouta-t-elle, prends ceci et lorsque tu seras relevé de ta faction tu iras à ton tour à la cantine !

Elle mit dans la main du factionnaire quelques pièces d’argent, et poursuivit son chemin.

Le corps de garde se trouvait situé à l’extrémité opposée du fort et à l’entrée des casernes. Mme Desprès y arriva après cinq minutes de marche. Des conversations animées et des éclats de rire partaient de l’intérieur du poste, et Mme Desprès, qui connaissait les habitudes des soldats de la garnison, comprit qu’on était en train, là, de boire et de jouer aux cartes. Elle frappa à la porte.

Un soldat vint entr’ouvrir discrètement la porte et manifesta une grande surprise en reconnaissant la veuve du défunt commissaire et commandant.

— Veux-tu me dire, mon ami, si le lieutenant Peyrolet est là ? interrogea Mme Desprès à voix basse.

— Je regrette, madame, de vous dire que le lieutenant est aile à la cantine.

— Eh bien ! veux-tu aller le prévenir que je désire le voir et l’entretenir de choses urgentes ? Dis-lui que je l’attendrai en mon logis !

— Bien, madame, je cours à la cantine.

Et, tout comme au factionnaire, elle donna à ce soldat quelques pièces d’argent. Le soldat remercia avec effusion, referma la porte du poste et prit sa course vers la sortie du fort et, de là, vers la cantine.

Mme Desprès, satisfaite, rentra tranquillement chez elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’aube suivante, un ciel nuageux menaçait la terre d’orage ; mais bientôt un grand vent de l’ouest s’élevait et soufflait les nuages par delà les montagnes vertes, puis le soleil, comme les jours précédents, paraissait sur l’horizon, tiède et joyeux. Et à mesure que ce beau soleil, beau comme un soleil de victoire, montait dans le firmament sans tache, le grand vent de l’Ouest s’apaisait peu à peu jusqu’à devenir une brise molle et caressante.

Mme Desprès ne s’était pas couchée de la nuit qui venait de finir, car une grande partie de cette nuit avait été passée en une mystérieuse conférence avec le lieutenant Peyrolet. Celui-ci avait quitté la veuve juste un peu avant l’aube, et elle n’avait pas crut devoir se coucher. D’ailleurs, elle ne sentait nul sommeil. Trop de soucis accablaient son cerveau. Et elle avait encore besoin de réfléchir, d’autant plus qu’elle préparait un interrogatoire en règle pour tirer de sa fille la vérité ou les secrets de son cœur. Quand vint le grand