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la belle de carillon

se montrerait et de retarder le plus possible leur marche contre le camp.

L’heure de la bataille allait donc sonner bientôt. En dépit du nombre écrasant des Anglais, la petite armée de Montcalm demeurait tranquille et confiante. Ce fut avec la plus belle diligence qu’elle se remit à l’œuvre pour consolider ses défenses.

Montcalm apporta aussi quelques changements de troupes dans le camp, entre autres le bataillon de grenadiers que commandait d’Altarez. Le premier jour on avait assigné à d’Altarez un poste dans l’aile droite sous les ordres de M. de Lévis. Mais Montcalm, après avoir passé un examen de son camp, avait trouvé que les Canadiens de Valmont dans leur bas-fond n’auraient aucun appui immédiat, si tel appui devenait nécessaire. C’est pourquoi il ordonna à d’Altarez d’aller se poster avec ses grenadiers sur un plateau qui s’élevait au-dessus des retranchements des Canadiens. Étrange ironie des choses : Montcalm qui voulait donner un ami pour soutien à Valmont, lui donnait en réalité un ennemi. Mais Montcalm, comme toute l’armée d’ailleurs, ignorait ce qui s’était passé la nuit précédente entre d’Altarez et Valmont. Aussi, grande fut la surprise de ce dernier en apprenant qu’il aurait pour l’appuyer en cas de besoin d’Altarez et ses grenadiers. Le capitaine canadien fut saisi d’une grande émotion en se remémorant la scène de la nuit, alors que d’Altarez, follement jaloux, s’était présenté sous sa hutte armé d’un poignard pour l’assassiner. Et à présent il voyait d’Altarez commander au-dessus de ses retranchements… d’Altarez qui, probablement très irrité et humilié de son échec de la nuit d’avant, serait tenté de se reprendre. Oui, d’Altarez aurait là un bel avantage : à un moment donné au cours d’une action, dans le bruit d’une fusillade, il pourrait fort bien dépêcher une balle adroite dans le dos de Valmont. Il n’aurait qu’à surveiller les mouvements de ce dernier, et Valmont disparaîtrait de sa route sans qu’on eût le soupçon d’un meurtre.

Et Valmont avait d’autant plus cette pensée qu’il savait avoir maintenant en d’Altarez un ennemi irréductible. Mais cette pensée le chagrinait plutôt qu’elle ne l’effrayait. Valmont n’avait pas peur de la mort, de quelque façon qu’elle vînt et à quelque endroit que ce fût, il était prêt à mourir pour son pays. Au reste, depuis la veille de ce jour il souhaitait la mort, il l’appelait à lui comme une délivrance, et c’est pourquoi ce matin-là il s’était maintes fois exposé aux coups de l’ennemi. Et il était sortit sans une égratignure et presque avec désespoir de cet engagement où il aurait souri à la mort. Car Valmont croyait souffrir trop pour vivre plus longtemps. Il aimait sans espoir Isabelle, croyant que la jeune fille avait jeté son dévolu sur quelque autre officier. Il était en outre très affecté par la perte de l’amitié qu’il avait vouée pour toujours à d’Altarez, et il s’imaginait que la vie ne lui réservait plus rien d’agréable. Eh bien ! oui, valait mieux mourir, et si les Anglais le manquaient, il était content de penser que d’Altarez saurait bien, lui, atteindre sa cible.

Cependant, Bertachou, lui, pensait tout autrement. Il savait aussi que d’Altarez avait été posté avec ses Grenadiers dans les défenses qui s’élevaient au-dessus des retranchements occupés par les Canadiens de Valmont. De même que son capitaine il avait eu de suite la pensée que d’Altarez, profitant de l’avantage et des circonstances, pourrait bien être tenté de réparer l’échec de la nuit précédente. Oui, mais Bertachou serait là, et il ne permettrait pas encore au jeune capitaine d’assouvir par le meurtre une stupide haine. Non ! Bertachou aurait l’œil ouvert, et quand il voulait, lui, Bertachou, pouvait voir en avant et en arrière à la fois et en même temps. Il avait comme un œil derrière la tête, et cet œil il le braquerait sur d’Altarez.

— Ma foi, se disait le brave Bertachou, j’aimais Monsieur d’Altarez autant que mon capitaine, et pour lui je me serais fait écorcher tout vif. Mais là, s’il veut devenir coquin pour de bon, sacrediable ! je lui promets une brimballe de ma façon. Bertachou est tendre, oui, des fois pour ses amis… mais pas toujours !

Comme on le voit, cette circonstance faisait réfléchir non seulement Valmont, qui était le but à atteindre, mais aussi et peut-être davantage Bertachou qui défendait le but.

Et il pensait encore avec raison :

— S’il n’y avait encore entre les deux amis que l’histoire de la jolie donzelle, mais il y a aussi cette sacrée sotte rivalité entre Canadien et Français, comme si on se bat-