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la belle de carillon

Bertachou ignorait que d’Altarez était, et depuis quelques heures seulement, terriblement jaloux de Valmont, et il mettait sur le compte de l’eau-de-vie ce qu’il aurait fallu attribuer à la jalousie.

Après s’être remis debout, d’Altarez jeta sur Valmont toujours immobile et figé un regard de folie, puis, tout à coup, il s’élança dehors et disparut.

Sans mot dire, Valmont retomba sur sa couche et se mit à penser.

Ce que voyant, Bertachou s’assit près du petit feu mourant et se mit à grogner d’une voix à peine distincte :

— Sacrediable ! est-ce que je peux m’affirmer sans mentir que je ne suis pas réveillé et que je rêve ? Qu’est-ce que ça veut bien dire toute cette turbule de Monsieur d’Altarez ? Ah ! au fait, n’avais-je pas une sorte de pressentiment dans la giberne ?

Il se frappa la tête, grommela quelques « sacrediable » et reprit :

— Si je dors et si je rêve, bien chanceux encore je suis que mes bésicles y voient. Si je ne dors pas, chose certaine je ne suis pas bigle, puisque je vois et tâte le bibelot.

Il retournait dans ses mains le poignard qu’il avait l’instant d’avant enlevé à d’Altarez.

— Oui, je le vois bien ce petit joujou, poursuivait le lieutenant et ça se peut pas que je rêvasse. À moins, peut-être, que je sois devenu maillet sans m’en apercevoir ?… Allons ! c’en est assez tout ça pour me rendre braque et boudeur, et je vais me mettre à dire des sottises à…

— Bertachou !

Le lieutenant sursauta et tourna la tête du côté de Valmont.

— Capitaine ?…

— Donne-moi ce poignard, Bertachou !

— Voilà !

— Jette quelques brindilles sur ce feu qui se meurt !

— Voilà encore, capitaine !

Et à la faible clarté que fit surgir Bertachou du feu mourant Valmont examina l’arme qui, une seconde, avait failli tranché le fil de sa vie. Puis, soudain, il en serra énergiquement la poignée, leva son bras et la lame tournée vers sa propre poitrine…

Ah ! non, Bertachou n’était pas bigle, comme il avait dit, et aveugle encore moins. Il étendit sa main juste au moment où le poignard s’abaissait, arrêta le bras à mi-chemin, désarma son capitaine comme il avait désarmé d’Altarez, brisa en deux tronçons la lame du poignard et les jeta dehors.

Valmont, retombé sur sa couche, rugissait de rage impuissante.

— Hé là ! capitaine, cria Bertachou tout éberlué par les deux scènes bizarres auxquelles il venait d’assister, allez-vous me dire une bonne fois ce que signifie toutes ces simagrées que vous faites vous et votre ami ? C’est à croire que le monde devient fou, moi le premier…

VII

PREMIÈRES ESCARMOUCHES


Dès l’aube suivante, Valmont et Bertachou furent brusquement tirés de leur sommeil par une vive mousqueterie et une grêle de balles qui vinrent crépiter contre les abatis. Le capitaine et son lieutenant bondirent, mirent l’épée à la main et se jetèrent hors de leur hutte.

— Ah ! mon pauvre Bertachou, répondit Valmont avec un accent tout à fait désespéré, tu ne comprends pas parce que tu ne sais pas !

— Eh bien ! faites-moi savoir pour que je comprenne !

— Hélas ! d’Altarez, oui ce pauvre d’Altarez est jaloux, et moi, Bertachou, je suis amoureux…

— Amoureux !…

Bertachou éclata d’un rire énorme, puis il s’abattit sur le sol en disant :

— Oui, j’avais ce pressentiment que le monde était devenu fou… moi le premier !…

Les Canadiens, également réveillés en sursaut, se levaient, saisissaient leurs armes et couraient se poster aux principaux points de défense. Par delà les abatis et à l’orée des bois on pouvait apercevoir un détachement des troupes ennemies. Les Anglais avaient cessé leur feu et, immobiles, silencieux, ils paraissaient attendre une riposte de l’armée française, comme si leur mousquetade matinale eût été une invite à engager les préliminaires du combat. Mais, à environ cinq cents verges des premières défenses que tenaient les Canadiens de Valmont, l’ennemi n’offrait pas à ces derniers une cible bien alléchante. Au sur-