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la belle de carillon

peut-être pour venger la mort de son mari et par haine contre Valmont, méditait d’embaucher des gredins et de les jeter contre lui, mais pensant, surtout à Isabelle. Il s’endormit peu après. Bertachou, ayant terminé sa pipe de tabac, s’allongea à son tour près de son capitaine. Mais Bertachou ne put dormir. Il avait l’esprit préoccupé. Étendu sur le dos, les mains sous la tête, il demeurait les yeux ouverts et regardait, distrait, le ciel plein d’étoiles dont il apercevait une bonne partie par l’ouverture de la hutte.

Une heure se passa ainsi, peut-être deux heures. Soudain, Bertachou vit un homme s’arrêter devant l’ouverture. La nuit n’était pas assez claire pour lui permettre de voir distinctement les traits de ce nocturne visiteur. Seulement, l’homme était de petite taille et il paraissait léger et agile, attendu qu’il n’avait fait aucun bruit en s’approchant. Bertachou, intrigué, regardait sans bouffer ni parler. L’inconnu, s’étant arrêté un moment, courba la tête et les épaules et doucement, pénétra sous la hutte. Là, il se mit sur les genoux et les mains et rampa sans bruit vers la couche où Valmont dormait profondément à côté de Bertachou éveillé. Le lieutenant ne distinguait plus qu’une ombre vague, mais il ne la perdait pas de vue. Un autre, à la place de Bertachou, se fût dressé debout pour se jeter sur l’inconnu, ou, tout au moins, il eût jeté un « Qui va là » prudent. Mais Bertachou ne pensait pas à cela, il pensait à d’autres choses ; au surplus, il était curieux de savoir ce que voulait cet étrange visiteur. Il le vit bientôt : en effet, l’homme s’arrêta au pied de la couche, il parut prendre un objet quelconque et l’assujettir dans l’une de ses mains et, se haussant un peu et avançant la tête, et, le buste au-dessus de Valmont, il leva un bras… Alors, Bertachou vit briller faiblement quelque chose qui pouvait, ressembler à la lame d’un poignard, un poignard qui allait s’enfoncer dans la poitrine du capitaine canadien. Il n’y avait pas de temps à perdre : Bertachou se dressa, bondit, se jeta sur l’homme, l’enserra dans ses bras, le souleva et l’étendit sur le sol pour l’y maintenir solidement. Et pas un mot n’avait été échangé ; mais le bruit de cette courte lutte avait réveillé Valmont, et diffusément il vit son lieutenant agenouillé sur la poitrine d’un inconnu.

— Qu’est-ce donc, Bertachou ? interrogea Valmont.

— Venez voir. Capitaine.

Valmont se souleva et se pencha vers l’inconnu. Bertachou d’un coup de pied avait repoussé terre et mousse qui recouvraient le petit feu de branches, et les tisons mourants firent un peu de clarté dans la hutte.

Valmont fit un bond de surprise et demeura interloqué… Il venait de reconnaître son grand ami, d’Altarez.

Bertachou se mit à ricaner, et, goguenard :

— Ah ! ça, monsieur d’Altarez, ne pouvez-vous prévenir vos amis que vous êtes somnambule ? Une bonne chance que je ne dormais point. Non, pas moyen de fermer mes deux quinquets cette nuit. Oh ! mais, tonnerre de tonnerre, qu’est-ce que je sens là ? Ai-je la berlue dans les narines ? Mais point. Je sens bien ça, car ça me connaît aussi et je me suis moi-même mouillé joliment le ventre ce soir à la cantine. Oui, oui, le jeune monsieur d’Altarez a pris un coup de trop. Voilà bien ce qui m’étonne : je ne savais pas que vous preniez de la boisson plus qu’il faut pour un gentilhomme. Pour Bertachou, passe ! Bertachou n’est qu’un rustaud, quelquefois une brute ! Bertachou se soûle comme un iroquois ! Mais Monsieur d’Altarez… Et encore, à Bertachou la boisson ça fait pas faire de bêtises. Mais à Monsieur d’Altarez…

— Lâche-moi, Bertachou ! gronda sourdement d’Altarez dont les yeux enflammés se rivaient sur Valmont pétrifié.

Que je vous lâche ? On sait bien, sacrediable ! Mais avant, vous allez, vous, lâcher votre poignard. Si vous connaissez Bertachou, vous devez savoir qu’il n’aime pas cette sorte de chamaillerie. Flamberge contre flamberge, va bien, et c’est ce qui me tient, debout, devant les chambardeurs. Tenez, je vous le prends délicatement et vous le rendrai quand vous serez redevenu bec-sec.

Ce disant, il désarma la main droite de d’Altarez et se leva laissant au jeune homme sa liberté.

D’Altarez, disons-le, n’avait pas pris de boisson, et Bertachou se l’imaginait, en respirant sa propre haleine, parce qu’il ne pouvait comprendre que le jeune homme voulût tuer Valmont, son meilleur ami.