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la belle de carillon

Tout à coup, il sembla que les fûts et les rameaux s’écartaient sur le passage des deux amis, que la forêt entière s’éclipsait dans une nuit mystérieuse et que le sentier se changeait en une large avenue… Ou, plutôt, il leur sembla, par un effet d’optique, qu’ils abandonnaient la terre pour entrer dans l’azur du firmament. Et ils s’arrêtèrent d’un commun accord, éblouis tous deux, devant une nappe d’eau si tranquille qu’elle était un miroir dans lequel le ciel se regardait…

C’était le Lac Saint-Sacrement.

Une belle pierre blanche était là sur le sable gris de la rive. Isabelle y entraîna son compagnon. Ils s’assirent et demeurèrent rêveurs en contemplant les poétiques paysages autour d’eux.

Tout à coup Isabelle tressaillit, regarda son compagnon avec surprise et demanda :

— Qu’est-ce cela, Capitaine ? Entendez-vous ?…

— Cela, Mademoiselle, fit Valmont avec un sourire énigmatique… Écoutez bien encore, et voyez d’où cela vient !… Ce sont les fanfares des Anglais…

Le son de musiques guerrières et joyeuses à la fois arrivait jusqu’à eux, mais si faible, que ces musiques devaient être très loin. Quand l’écho devenait plus sonore, on les entendait mieux et elles avaient des airs de victoire. Isabelle et Valmont comprirent que les Anglais, confiants en leur force, se plaisaient à acclamer d’avance la victoire pour leurs armes.

Durant dix minutes ils écoutèrent les sons mourants de ces musiques ennemies, puis tout se tut et le silence solennel de la nuit domina de toutes parts.

Valmont, alors, parla.

— Mademoiselle, le moment n’est-il pas venu que vous me fassiez part…

La jeune fille l’interrompit en égrenant un joli petit rire.

— Ah ! ah ! que vous êtes impatient, mon Capitaine ! Mais vous avez peut-être raison… Pourtant, à présent et sans savoir pourquoi, il me coûte de vous faire cette confidence…

— Une confidence ! balbutia Valmont, surpris et ému.

— Oui, une petite confidence. Et je vais me hasarder à vous la faire. Mais vous n’aurez garde de me mal juger. Mais auparavant, et pour éviter un jugement défavorable, pourquoi ne pas vous dire de suite que mon père et mère m’ont toujours laissé beaucoup de liberté, à ce point que j’ai peur, souvent, d’en abuser. Soyez tranquille, Monsieur, je n’en ai pas abusé, je l’aimais tellement cette chère liberté que je faisais en sorte de la conserver longtemps, sinon toujours. Eh bien ! je ne l’aurai pas conservé aussi longtemps que j’eusse désiré, car déjà on songe à me la retirer.

— Et pour quelle raison ?

— Celle-ci : ma mère veut, me marier !

Oh ! cette confidence que Valmont attendait… Elle survint si brusquement que le jeune homme ne put s’empêcher de tressaillir… Il tressaillit violemment… et trop visiblement, Isabelle lui demanda en riant :

— Avez-vous froid. Capitaine, que je vous sens frissonner ?

— Non, Mademoiselle… c’est la surprise !

— D’apprendre qu’on veut me marier, n’est-ce pas ? Oh ! mais je fus bien plus surprise que vous lorsque, ce matin, ma mère m’a annoncé la chose presque à brûle-pourpoint. Et pourtant je m’y attendais un peu… j’en avais une sorte d’intuition.

Cette nouvelle n’avait pas seulement surpris le capitaine, elle le bouleversait. D’un côté, cette nouvelle lui faisait mal, très mal, sans qu’il sût dire pourquoi ; de l’autre, elle le remplissait de joie, parce que, selon les paroles de la jeune fille, ce mariage n’était pas de son goût puisqu’elle le considérait comme une atteinte à la liberté qu’on lui avait laissée jusqu’à ce jour. Et Valmont devinait que la jeune fille, prise dans une sorte d’étau tel qu’un futur mari — qu’elle n’aimait probablement pas — qui la convoitait et sa mère qui lui commandait de prendre ce mari, accourait à lui, Valmont, pour lui demander conseil ou requérir sa protection contre ceux-là qui voulaient asservir la volonté et le cœur d’Isabelle. Mais la chose lui paraissait si délicate, et il avait tellement peur d’apprendre quelque pire nouvelle, comme celle-ci, par exemple : qu’Isabelle, aimant d’Altarez et s’étant donnée à lui, se voyait contrainte par sa mère d’épouser, peut-être, un autre officier de l’armée. Et Valmont, qui aimait Isabelle maintenant et qui, en son tréfonds, aurait souhaité que des circonstances se fussent alliées pour favoriser son amour… oui Valmont avait