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la belle de carillon

cavalier. Tous deux marchaient, de plus en plus vite, silencieux. Sur sa robe de deuil Isabelle avait jeté une longue mante grise à capuchon, et les pans de la mante balayaient les herbes et faisaient un bruit de battements d’ailes. Le capuchon retombait en arrière laissant à découvert la jolie tête blonde dont les mèches de cheveux d’or papillotaient. Et plus la marche avançait, plus le teint riche de la jeune fille s’animait. Ses joues au velouté de pêche devenaient rouge grenat, et c’étaient comme deux beaux fruits juteux avec les perles de sueur qui y miroitaient. Si à cette minute, Valmont l’eût regardée, il aurait été tenté de mordre dans ces fruits. Mais Valmont ne regardait pas sa compagne, il regardait droit devant lui. Mais elle, parfois, le regardait d’un coup d’œil scrutateur comme pour essayer de saisir la pensée de ce taciturne. Car l’on marchait depuis vingt minutes et pas un mot n’avait été échangé. Isabelle comprit qu’il attendait qu’elle, la première, engageât la conversation. Au reste, n’était-ce pas à elle à parler la première ? N’avait-elle pas une communication à faire à ce beau capitaine ? Eh bien ! oui, elle le trouvait beau ce Capitaine Canadien, ce fier garçon de sa race ! Car elle était canadienne aussi, cette Isabelle : elle était venue au monde dans la capitale de la Nouvelle-France. Plus tard, son père alla remplir un poste à Montréal. Et c’est là que grandit Isabelle, et Isabelle s’était dit depuis longtemps qu’elle marierait un Canadien de préférence à un Français. Non pas qu’elle manquât de sympathie pour les Français, dont son père et sa mère étaient, mais elle craignait que, en épousant un Français, elle fût contrainte plus tard de quitter son pays, qu’elle aimait beaucoup, pour aller vivre ou en France ou dans une autre colonie où elle serait comme étrangère.

Est-ce à ces choses que pensait la jeune fille ? Peut-être ! Mais le silence entre elle et Valmont, à force de se prolonger, finissait par devenir un peu gênant, et ce fut le capitaine qui le rompit. On venait d’atteindre le champ d’abatis, et de là le sentier gagnait la rivière La Chute. On était déjà loin du fort. Valmont dit d’une voix un peu timide et sans regarder sa compagne :

— Mademoiselle, j’ai bien hâte de recevoir de vous cette communication…

— Au fait, interrompit Isabelle en riant avec ingénuité, suis-je un peu distraite. Mais plus loin, si vous le voulez, Capitaine, je vous la ferai cette communication. Tenez… lorsque nous aurons atteint le lac !

— Le lac !… fit Valmont avec surprise et en regardant, cette fois, sa compagne qu’il trouva si belle, qu’il détourna les yeux par crainte que l’éblouissement ne le fit tomber. Mais c’est un peu loin, le lac, ajouta-t-il, et, il sera tard…

— Tard ? sourit Isabelle avec une moue d’indifférence. Bah ! cela ne m’inquiète pas. Ne suis-je pas avec vous ?

Elle le regarda de grands yeux pleins de confiance et d’amour, peut-être.

— Mais vous serez fatiguée !… dit encore le capitaine.

— Non. J’aime la marche, savez-vous. Si je ne me retenais pas, je courrais, tout le jour, la forêt, les coteaux et les vallons. Allons au lac, Capitaine…

Il consentit d’autant plus qu’il se plaisait, même sans échange de paroles, dans la compagnie de cette enfant. Il aimait, là, la sentir s’appuyer sur son bras tant elle paraissait s’abandonner à lui ; et il frémissait de cet orgueil de l’homme qui vient de conquérir la compagne de sa vie. Oh ! qu’il fût allé loin ainsi, au bout du monde si on le lui avait commandé, quitte à porter dans ses bras un fardeau qui lui aurait été le plus cher et le plus précieux.

Tous deux marchèrent encore en silence durant plusieurs minutes. À un tournant du sentier qui devenait plus sombre de moment en moment, Isabelle ralentit son allure et retenant son cavalier, elle dit avec un accent candide :

— Pas si vite, mon Capitaine… il fait si bon !

— Oui… et si beau ! murmura le capitaine en soupirant d’aise.

Ils marchèrent moins vite. Là, sous de hautes épinettes et sur un tapis de mousse soyeux le sentier devenait sinueux et plus étroit. Souvent, elle et lui devaient se serrer l’un contre l’autre pour ne pas se heurter aux fûts résineux des arbres. Et l’ombre, presque épaisse, était saturée des odeurs de résine et la fraîcheur y était plus grande. Un grand silence planait sous cette voûte de rameaux verts au travers desquels glissait le rayon d’une timide étoile qui venait de s’allumer dans la voûte plus lointaine et moins sombre des cieux.