Page:Féron - La belle de Carillon, 1929.djvu/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
la belle de carillon

tes espèces de bruit, de rumeurs et de chants. C’était, vers les abatis, le bruit d’arbres s’abattant sur le sol, et c’était le choc des haches ; puis montaient dans l’espace les ordres des officiers, des appels, des coups de sifflet et quelquefois de longs et interminables éclats de rire. Et c’étaient encore les trémolo et les gazouillis tombant des rameaux des arbres, l’ululation de curieuses chouettes perchées aux cimes qui dominaient le fort, le glapissement de jeunes loups rôdant sous la futaie voisine et le monotone rainage des grenouilles dans les marais.

Tous ces bruits, toutes ces rumeurs se confondaient en échos joyeux qui remuaient doucement le cœur de Valmont. Car le capitaine, en attendant celle qui lui avait donné rendez-vous, contemplait le paysage environnant et prêtait une oreille ravie à cette harmonie qui semblait palpiter d’amour. Oui, de toutes parts, ainsi le sentait Valmont, la joie et l’amour se manifestaient dans la nature. Mais est-ce que cette joie et cet amour n’étaient pas plutôt des reflets ou des échos partis du cœur de Valmont ? Est-ce que cet amour qui emplissait l’espace autour de lui, amour qui chantait au-dessus de sa tête, qui fourmillait dans les herbes sous ses pieds, n’était pas son amour à lui qui s’exhalait de son âme ? Oui, et pour la première fois en sa vie un luth vibrait en lui, qu’il avait jusque-là ignoré et dont les sons et les accords si doux le ravissaient. Il entendait avec délice un mystérieux carillon à huit clochettes d’or lui murmurer en sourdine le nom d’Isabelle. Et Valmont tressaillit violemment et de joie et de peur. Il aimait, enfin, il le sentait et ne pouvait plus repousser la caresse d’amour qui l’enveloppait de son étrange fascination. Il aimait, lui qui n’avait jamais aimé, lui qui n’avait jamais songé à aimer. Il aimait tout à coup. Était-ce possible ? Oui, car l’amour jaillit d’un cœur fermé comme l’étincelle du brasier mourant, un souffle suffit. Oui, Valmont sentit tout à coup son cœur tout inondé de cette joie d’aimer, de même qu’il en sentit en même temps l’épouvante… l’épouvante d’aimer une enfant qu’il n’avait pas le droit d’aimer parce qu’elle était la promise d’un autre qui se trouvait son ami. Or, chez Valmont l’amitié primait, tout, et il aurait brisé son cœur, si ce cœur eût voulu être traître à l’amitié. Ah ! non ! non !… s’il est vrai qu’il aimait Isabelle, il arracherait son cœur plutôt que de courir le risque de succomber sous l’attrait qui le captivait ! Non ! non, Isabelle appartenait à d’Altarez, elle ne pouvait lui appartenir ! Et l’amour qui, la seconde d’avant, venait de naître dans un souffle de joie indicible, s’abîma soudain dans un vent d’amertume et de douleur. Hélas ! c’est ainsi qu’est fait l’amour… l’amour vrai : c’est un composé de joie et de douleur ! Et Valmont en sentait pour la première fois la douce et en même temps l’âpre expérience.

C’est à ce moment, cinq minutes à peine depuis qu’il était là, qu’une voix mélodieuse bien connue… une voix du Ciel peut-être — dit dans un murmure derrière lui :

— Je savais bien que vous viendriez à mon appel, Monsieur le Capitaine… Merci !

Valmont, se retournant en sursaut, demeura ébloui devant la radieuse enfant qui lui souriait de ses lèvres rouges, qui le regardait de ses grands yeux bleus si profonds qu’ils semblaient des gouffres d’azur illuminés de rayons d’or.

La jeune fille reprit aussitôt, en promenant un regard inquisiteur autour d’elle :

— Donnez-moi votre bras, Monsieur, et prenons quelque sentier désert où nous pourrons nous entretenir sans crainte de nous voir dérangés par les importuns.

Valmont fut incapable de parler. L’émotion gonflait sa poitrine et obstruait sa gorge. Automatiquement il offrit son bras. Isabelle s’y attacha, elle serra fortement contre elle ce bras d’homme, et ce fut elle qui entraîna le capitaine, sous bois, dans un sentier tout à fait solitaire, un sentier qu’elle connaisait bien, dans lequel trois jours avant elle avait rencontré Valmont. Le sentier menait vers les abatis, puis il côtoyait un moment la rivière la Chute, s’engageait sous de grands bois d’épinettes et allait aboutir sur les rives du Lac Saint-Sacrement. Dans ce sentier déjà envahi par les ombres du soir Valmont se laissait entraîner d’abord, puis à son tour, sans savoir, il entraîna Isabelle, car il s’était mis à marcher très vite. Des perdrix surprises s’envolaient brusquement en caquetant d’émoi. Les oiseaux se taisaient pour regarder passer cette belle fille et son beau