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la belle de carillon

calmer la violence de son chagrin et d’arrêter le flot de ses larmes.

Entre ces deux douleurs si poignantes, entre cette femme qui pleurait un mari et cette enfant frêle et si belle qui pleurait un père, d’Altarez se trouvait plutôt mal à l’aise. Il aurait voulu apaiser ces douleurs, déchirer le voile de la mort qui étendait ses sombres plis sur ces deux têtes de femmes, pour faire briller un astre de vie, mais il ne pouvait trouver les paroles capables d’accomplir un tel prodige. La souffrance de ces deux femmes, était pour lui aussi vive, car il aimait l’une de ces deux femmes, Isabelle, et la douleur de la jeune fille devenait sa propre douleur. Deux cœurs qui s’aiment subissent exactement les mêmes chocs, ils sont comme fondus l’un dans l’autre, et l’un et l’autre rayonnent des mêmes joies comme ils s’estompent des mêmes chagrins. Les dernières paroles d’Isabelle parurent à d’Altarez une sorte d’invitation d’offrir ses services, sinon d’offrir son cœur pour la vie, et il s’approcha de la jeune fille pour lui dire d’une voix tremblante d’émotion :

— Mademoiselle, je suis jeune et vigoureux, et si vous me le permettez je vous offrirai, à vous et à votre mère, tout ce dont il dépendra de moi de faire qui vous soit utile et agréable.

— Merci, Monsieur, répondit la jeune fille en esquissant un beau sourire de reconnaissance, j’accepte vos offres pour moi-même et pour ma mère, car je me doute bien que nous aurons besoin de secours comme de sages avis.

Mme Desprès dit à son tour :

— Capitaine, je sais que vous êtes un vrai gentilhomme. Mon mari vous estimait beaucoup, et moi-même j’ai pour vous une grande admiration. Puisque vous voulez demeurer notre ami dans le malheur qui nous atteint si durement, j’accepte aussi votre appui que je m’efforcerai de louer en temps opportun. La perte de mon mari, Monsieur, est bien plus grande que vous ne sauriez l’imaginer pour moi et pour Isabelle, mais pour Isabelle surtout. Songez que mon mari ne faisait que de commencer à réussir en affaires ; il voulait amasser pour sa fille une belle dot afin de mieux assurer son avenir. Et voyez : maintenant Isabelle, comment pourra-t-elle se marier sans dot ?

Même dans sa douleur Mme Desprès ne perdait pas le sens des affaires et son flair la rendait rusée. Car elle savait que d’Altarez aimait sa fille, elle avait deviné les sentiments du jeune homme. En outre, le Capitaine des Grenadiers appartenait à la noblesse, et, mieux encore, il serait un jour l’héritier d’une grosse fortune. Voilà donc un parti qui s’offrait pour sa fille et un parti qui possédait tous les avantages : la jeunesse, le nom et la fortune. Que désirer de mieux ? Et déjà, dans son esprit, la rusée femme formait des projets d’avenir pour elle et pour Isabelle. Au fond, sa douleur pour la perte de son mari n’était peut-être pas aussi vive qu’elle le faisait paraître. Bah ! un mari perdu, deux, dix, vingt de trouvés ! Quelle femme, jeune et belle ainsi qu’était Mme Desprès, déplorera pour toujours la perte de son mari et considérera le malheur comme irrémédiable ? Aucune. À trente-cinq ans — c’était l’âge de Mme Desprès — et même à quarante, la femme espère et recherche encore les conquêtes. Et dame ! elle a raison… Est-ce que la mort de l’un doit éteindre la vie de l’autre ? Doit-elle se condamner à la réclusion et à la solitude ? Telles étaient bien les pensées de Mme Desprès, et pour un peu elle eût désiré pour elle-même la jeunesse et le nom du jeune et beau d’Altarez. Mais son cœur de mère dominait sur son égoïsme, et elle eût rougi de songer à elle avant de penser à l’avenir de sa fille.

D’Altarez avait l’esprit assez pénétrant pour sonder les pensées de la jeune et belle veuve que, après tout, il n’aurait certes pas dédaignée, s’il n’eût vu tout près de là une si exquise enfant que, du reste, il aimait en secret depuis quelque temps. Mais les paroles de Mme Desprès lui mirent au cœur un espoir fou, et il s’écria avec exaltation :

— Oh ! madame, que parlez-vous de dot pour Mademoiselle Isabelle ? N’a-t-elle pas la plus belle et la meilleure des dots : sa bonté et sa beauté ?

C’était de la part du jeune homme une audacieuse déclaration, surtout dans les circonstances. Aujourd’hui, notre puritanisme affecté dans nos rapports sociaux, l’étiquette toute de convention et de pudibonderie idiote de nos salons et surtout la stupide crainte du ridicule n’accepteraient pas de telles audaces ; mais dans ce temps-là la bonne galanterie française s’exerçait