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la belle de carillon

comme son Desprès, dame ! on bat de la langue comme on peut ! Et donc…

Et faisant un nouveau bond, la rapière au poing, il cria à Peyrolet :

— Ouste, frelouque, tâte ça un peu avant que je te sacre au peautre !

Chancelant, à demi ivre, mieux disposé pour le lit que pour le combat, Bertachou, au risque de tomber percé de coups, de la pointe de sa rapière piqua Peyrolet au ventre.

Ce dernier poussa un rugissement sauvage et dégaina. Le cantinier et Patte-de-Bois voulurent s’interposer, mais les compagnons de Bertachou les repoussèrent. Oui, à la fin, il était bon que Peyrolet reçût une correction. En un clin d’œil tables et bancs furent rangés le long des murs et une place suffisante fut faite pour les deux adversaires.

— Et allez-y ! clama un soldat en vidant un gobelet de vin.

Les deux lames claquèrent aussitôt. Mais Peyrolet, beaucoup moins habile que son adversaire, reculait aussitôt sous les coups terribles que lui portait Bertachou. À peine avait-il le temps de parer. Déjà la rapière de Bertachou avait écorché son bras, déchiré son épaule, égratigné sa joue droite, piqué son front. Et Peyrolet entrevoyait déjà la seconde où la terrible rapière lui perforerait les entrailles ou la gorge… Brrrr !… Mais non ! tout à coup, son épée lui partit des mains, et il demeura là, cible sans défense devant la rapière qui décrivait des moulinets capables de terroriser mille Iroquois.

Pourtant, Bertachou, bon prince, ne profita pas de sa chance. Il partit d’un grand rire et planta la pointe de sa rapière dans le sol.

— Ha ! ha ! mon Peyrolet, nargua-t-il, est-ce qu’on apprend à la fin ce que vaut le vieux Bertachou ? Ha ! Ha ! qui s’y frotte s’y pique… sacrediable !

Un ouragan de cris, de bravos et de coups de sifflet vola à l’adresse de Bertachou. Un moment on crut que la cambuse allait s’écrouler. Le cantinier et Patte-de-Bois se bouchaient les oreilles pour préserver leur tympan. Alors, Bertachou, pour faire cesser le tintamarre, claqua une table de sa rapière quatre ou cinq fois.

— Par le diable et ses vingt mille démons ! hurla-t-il, silence devant les morts ! Allons ! l’homme aux écus et aux louis sonnants et résonnants, payez-nous à boire maintenant qu’on peut se mouiller la tripe en paix !… Holà ! Patte-de-Bois, jeune coquin, qui refuse de donner à boire à ceux qui ont soif, ainsi que le commandait Notre Seigneur à ses ouailles, allons ! hop ! mouve ta cannelle et ton cannelon… sacrediable !

Le juron de Bertachou fut aussitôt couvert par une voix forte et impérieuse qui retentit dans la porte ouverte de la baraque.

— À l’ordre ! jeta la voix. Que chacun de vous rentre dans ses quartiers et que cesse ce vacarme ! Allons ! videz la boutique !

Et celui qui venait de parler ainsi avec autorité était un aide-de-camp du général Montcalm.

Il y eut bien quelques grognements de mauvaise humeur ; mais ce fut tout. On sortit et l’on se dispersa. Bertachou quitta la cantine le dernier. En passant devant l’aide-de-camp, qui n’avait pas bougé, et qui était demeuré près de la porte pour s’assurer que tout le monde obéirait à son ordre, Bertachou dit dans un grognement :

— Moi, je vais au fort, j’y ai affaire !

— En ce cas, suivez-moi, dit l’aide-de-camp, j’y retourne.

Quelques minutes plus tard le plus grand silence régnât de toutes parts, sur les retranchements comme sur le fort. D’ailleurs, il était nuit…

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Afin de permettre à notre lecteur de mieux suivre l’action de nos personnages et pour le familiariser avec les lieux, nous ferons ici une brève description du Fort Carillon.

Construit en 1750, il était un des postes de défense les plus importants de la colonie. De cette partie des frontières canadiennes il était la clef, parce qu’il fermait l’entrée du Lac Champlain, cette admirable voie d’eau qui conduisait au cœur de la Nouvelle-France. Comme la plupart des forts de cette époque, celui de Carillon avait été bâti en bois : c’étaient un système de pieux posés côte à côte, enfoncés dans le sol et renforcés horizontalement par des pièces de bois fortement chevillées. Et ce mur avait une hauteur de douze pieds. Mais tel quel, ce genre de fortification n’aurait été bon tout au plus que pour arrêter les flèches des sauvages ; con-