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la belle de carillon

se répandaient en rumeurs joyeuses.

— Un beau soir pour se battre ! remarqua Valmont.

Bertachou, silencieux et l’air inquiet, suivait son capitaine. Les deux hommes contournèrent l’angle d’un bastion et s’engagèrent peu après dans un chemin sinueux et bordé de saules. Après cinq minutes de marche ils débouchèrent dans une large clairière tapissée d’herbes et de fleurs multiples. Un personnage se trouvait là, debout et immobile au milieu de la clairière, et pensif et sombre : c’était d’Altarez.

À la vue des deux arrivants il sourit avec tristesse et dit :

— Ah ! mes amis, votre arrivée me fait perdre tout espoir… Oui, j’avais espéré que l’affaire s’arrangerait hors du terrain.

— J’en suis bien chagriné pour toi, mon cher d’Altarez, répondit Valmont. J’ai peut-être eu le même espoir que toi ; néanmoins je suis content qu’elle soit réglée ici.

— Tu es donc bien résolu, Valmont ?

— Parbleu ! je le suis moi, si le Capitaine ne l’est point ! intervint Bertachou qui redoutait que Valmont ne fût ébranlé par quelque conseil inopportun du capitaine des Grenadiers.

Mais d’Altarez connaissait Bertachou, et il sourit.

— Parions, dit-il, que vous souhaiteriez de vous voir à la place de votre capitaine, Bertachou ?

— Eh ! Monsieur, vous l’avez bien deviné. Rien ne me ferait tant plaisir que d’envoyer cette canaille de Desprès en enfer. Tenez, Monsieur d’Altarez, foi de Bertachou, et j’en prends le Ciel à témoin, et toute la terre, et tous…

— Silence ! commanda tout à coup Valmont. Voici mon aimable adversaire…

Par le chemin qu’avaient suivi l’instant d’avant Valmont et Bertachou arrivait le Commissaire Desprès, accompagné de deux jeunes officiers du génie particulièrement attachés à la personne de l’ingénieur militaire Pontleroy. Ces deux officiers étaient inconnus à Valmont ; mais d’Altarez les connaissait bien, car ils faisaient partie de la brillante compagnie que le Commissaire réunissait souvent à sa table.

Desprès, tout vêtu de noir, apparaissait comme à l’ordinaire, hautain et méprisant. Il ne daigna saluer ni Valmont ni ses témoins. D’Altarez et Bertachou échangèrent un salut plutôt froid avec les seconds du commissaire, et, sans plus de cérémonie, les deux adversaires mirent l’épée à la main.

D’Altarez vint alors se placer entre les deux hommes en garde.

— Messieurs, dit-il d’une voix peu assurée, n’y aurait-il pas moyen, de régler la chose tout à l’honneur de chacun et sans l’intervention de l’acier ?

— Non ! répondit durement Valmont en regardant Desprès avec défi.

— Non ! fit, à son tour le Commissaire en jetant à Valmont son regard le plus méprisant.

D’Altarez baissa la tête et se retira, la mine chagrinée.

— Attaquez !… commanda Bertachou d’une voix forte.

Valmont fit trois pas, l’épée haute, dans le dessein de tâter d’abord la lame de son adversaire. Mais Desprès ne bougea pas. L’épée en garde, il est vrai, ployé sur ses jarrets, il demeurait immobile comme s’il eût attendu l’attaque. Et tout à coup, alors que Valmont ébauchait un mouvement de surprise, Desprès bondit… il bondit en avant, la pointe de son arme dirigée vers la poitrine du capitaine canadien. Ce fut un bond de tigre, prodigieux, presque gigantesque, qui surprit Valmont et qui étonna les témoins. Mais ce fut tout, sinon qu’on entendit un râlement… Puis on vit du sang jaillir et un corps d’homme s’abattre lourdement. Et c’était Desprès… oui Desprès qui venait, par on ne sait quel faux mouvement ou par quelle surprenante et rapide tactique de son adversaire, de s’enferrer sur l’épée de Valmont. L’événement n’avait eu à peu près que la durée d’un éclair, tant et si bien que tous les personnages de cette scène en demeuraient stupéfaits. Le Commissaire était tombé, la poitrine percée d’outre en outre, et un flot de sang giclait et rougissait l’herbe.

Le premier, d’Altarez courut au Commissaire pour le secourir s’il n’était que blessé. Mais il ne trouva déjà qu’un cadavre… la mort avait été instantanée.

Malgré sa surprise, Bertachou souriait, il paraissait content.

Valmont, très pâle, essuyait la lame de son épée et disait :

— A-t-on jamais vu s’enferrer aussi bêtement !…