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la belle de carillon

— Non ! Non ! Mais sans gloire…

— La gloire ?… D’Altarez, laisse-moi tranquille !

— Non, Valmont. Tiens, écoute : je dis que cette affaire n’ira pas plus loin.

— C’est-à-dire que tu refuses de me servir de témoin ?

— Non, tu me comprends mal.

— Ou dois-je penser que Mademoiselle Desprès…

— Évite, je t’en prie, des pensées qui seraient injurieuses ou injustes.

— Mais enfin, s’impatienta le Capitaine Valmont, quelles raisons invoques-tu ?

— Une surtout : celle de perdre un ami que j’aime.

— Rassure-toi, te dis-je, tu ne perdras pas cet ami. Sans présomption de ma part, je peux te jurer que Desprès restera sur le terrain. Donc, je peux compter sur toi ?

Le Capitaine des grenadiers ne répondit pas de suite ; il sembla retourner dans son cerveau quelques pensées qui, à coup sûr, le tourmentaient.

— Ah ! tu ne réponds pas ? reprit soupçonneusement Valmont. D’Altarez, ajouta-t-il en accentuant chaque mot, je pense que tu tiens plus à la vie de Desprès qu’à la mienne…

Le jeune capitaine tressaillit et répliqua :

— Valmont, tu n’as aucune raison de douter de mes sentiments à ton égard.

— Alors, sois franc et dis toute ta pensée, de même que je dis toute la mienne ; ce sera le meilleur et peut-être le seul moyen de nous comprendre.

— Soit. Je vais te confesser la vérité, mais n’oublie pas que tu auras été le seul homme à qui j’aurai dévoilé les secrets de mon cœur, parce que je regarde cet homme, toi, comme mon seul et meilleur ami. Valmont, acheva le jeune homme sans transition, j’aime Isabelle…

— Isabelle !… fit Valmont avec surprise et comme s’il n’eût pas bien compris.

— Oui, Isabelle… la fille de Desprès.

Valmont, sans pouvoir s’en expliquer la cause, sentit tout son sang se figer dans ses veines, et son visage devint très pâle. Heureusement pour lui, ou, peut-être mieux, pour l’amitié qui unissait les deux officiers, d’Altarez ne regardait pas son ami à ce moment ; les yeux baissés sur le sol, on eût pensé qu’en avouant cet amour il redoutait un désaveu. Et il continua, après une légère pause :

— Je l’aime sans le lui avoir déclaré. M’aime-t-elle, elle ?… Je n’en sais rien. Tout ce que je crois savoir, c’est qu’entre elle et moi il y a une irrésistible sympathie qui nous rapproche l’un de l’autre. Mais un chose bien certaine, Valmont, moi je l’aime… je l’aime… je l’aime !

Le jeune homme termina cette confidence dans un murmure exalté. Puis, levant cette fois les yeux sur son ami, il demanda :

— Et maintenant, mon pauvre ami, me vois-tu ton second dans une affaire où la vie de son père est en jeu ?…

Le silence se fit entre les deux jeunes hommes. Valmont avait retrouvé son calme, et maintenant il réfléchissait tandis que ses yeux erraient çà et là. Au bout d’un moment, il répondit doucement :

— Je te comprends, d’Altarez. Ah ! pourquoi ne t’avoir pas expliqué de suite ? Eh bien ! non, je ne veux pas exiger de ton amitié un tel service… un tel sacrifice. Je m’adresserai à un autre, d’Altarez.

— Tu as le droit de l’exiger ce sacrifice, Valmont, ou, du moins, je t’en reconnais le droit parce que, un jour, tu m’as sauvé la vie…

— N’exagère rien, d’Altarez.

— Je te dois, Valmont, cette vie que tu as sauvée, et je te la dois au même titre que ton fidèle Bertachou te doit la sienne. Oui, Valmont, je n’oublierai jamais cette nuit affreuse de l’hiver dernier alors que je m’étais aventuré par mégarde sur un lac dont les glaces avaient été brisées par un dégel récent. Vous autres, les camarades, vous étiez au bivouac sous une sapinière à plusieurs arpents de là. Oh ! je m’en souviens bien… J’étais parti vers la fin du jour pour aller à la recherche d’un gibier, il faisait déjà presque noir. Je marchai longtemps à travers bois sans rien découvrir. Je décidai de revenir au bivouac, remettant ma chasse au lendemain. Mais je m’égarai et j’errai pendant deux heures à l’aventure. Toi, Valmont, inquiet de ne pas me voir revenir, tu déchargeas trois fois ton fusil. J’entendis ton coup de feu et je répondis de même par un coup de fusil. Et alors je pus retrouver ma direction. Mais la nuit était très noir et un vent violent venait de s’élever. J’arrivai après une bonne marche devant un lac que je pris pour un marais ordinaire. À ce