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la belle de carillon

lieutenant du nouveau capitaine. Et depuis ce jour, Bertachou avait dit qu’il mourrait plutôt que de quitter le bataillon de son capitaine. Sans instruction et sans initiative, Bertachou n’avait jamais pu dépasser le grade de lieutenant. D’ailleurs, il ne s’en plaignait pas. D’une vigueur et d’une souplesse extraordinaire pour son âge, brave et courageux, à cheval sur la consigne, le lieutenant Bertachou était un des plus beaux types de soldat de cette époque. Il était en outre joyeux camarade, d’esprit jovial et aimant le mot pour rire. Seulement, comme il était célibataire et ne se connaissait plus aucun parent vivant, il dépensait sa solde libéralement… mais il la dépensait surtout à boire. Oui, il aimait à boire… à boire à ventre ouvert. C’était son unique défaut. Il est vrai de dire que, à cette époque reculée, le plaisir de boire et de boire plus qu’il n’était raisonnable était assez commun parmi la soldatesque. Cela peut être dû aux terribles misères que les soldats devaient supporter, surtout dans les longues et interminables excursions à travers le pays, et à de longs mois d’abstinence. Souffrant de la faim et de la soif, brûlés par le soleil, trempés par les pluies, fouettés par les vents d’hiver, les soldats, au retour d’une de ces mortelles campagnes ressemblaient souvent à des loups affamés. Ils mangeaient et buvaient, festoyaient le plus possible avant de repartir pour la guerre. Or, comme ils étaient presque toujours en guerre, soit contre les Anglais, soit contre les Indiens, et comme ils n’avaient le plus souvent que de courts répits, ils profitaient des bons moments qui s’offraient à eux. Oui, comme bien d’autres, comme tous les autres, Bertachou buvait, mais il était toujours au poste. Rarement on l’avait vu ivre-mort, et pourtant il avait à son crédit de prodigieux faits de bouteilles. Il faut croire qu’il était particulièrement charpenté pour tenir contre la boisson. Ce n’était pourtant pas un géant, quoiqu’il fût de bonne taille. Il atteignait près de six pieds, mais il était mince et excessivement maigre. Les os lui perçaient la peau, comme il disait lui-même. Sa figure brûlée par les soleils et les vents du Nord était longue et famélique. Ses joues très creuses faisaient ressortir les pommettes et surtout le nez qui était très long, très gros et très busqué. Sans ses yeux noirs, vifs et perçants, souvent pétillants de malice, il eût été laid. Voilà, brièvement, ce qu’était l’un des principaux personnages de cette histoire.

Bertachou, comprenant enfin à l’ordre de son capitaine que celui-ci ne voulait nullement faire montre de simple bravade, répondit :

— Dame ! puisque c’est le seul moyen de s’outiller… Allons ! les enfants, cria-t-il, en se tournant vers les quatre miliciens, que le diable emporte Monsieur le Commissaire et… aux armes !

Et il entraîna les miliciens.

Le commissaire se rapprocha de Valmont et, lui dit sur un ton concentré :

— C’est bon, faites votre besogne ; mais observez que cet outrage ne peut rester sans réparation, et n’oubliez pas qu’un petit capitaine canadien a fait publiquement affront à un officier supérieur de l’armée du Roi de France et à un gentilhomme.

Le capitaine se mit à rire.

— Vous, un gentilhomme ?… En ce cas, je le suis aussi et… à vos ordres, mon gentilhomme !

Et Valmont s’inclina avec une politesse moqueuse.

— C’est bien, Capitaine, je vous prends au mot. Ce soir, à huit heures, après le coucher du soleil.

— À votre aise. Quel endroit ?

— Il y a non loin d’ici une clairière où vous serez très bien pour mourir !

— J’y serai, Monsieur, car il me fera grand plaisir de débarrasser l’armée et le pays d’un rogneux.

— C’est bien, à ce soir, manant ! rugit le Commissaire en pirouettant pour aller retrouver les deux femmes. Celles-ci n’avaient pas compris toutes les paroles qui avaient été échangées entre les deux officiers, mais aux gestes elles avaient aisément deviné comment l’affaire allait tourner. Aussi essayèrent-elles de faire revenir le commissaire sur son projet, mais lui, presque fou de rage, ne voulut rien entendre, et brusquement il entraîna ses deux compagnes vers le logis.

Valmont, tout en remettant son épée au fourreau, souriait.

— Diable, Capitaine, fit Bertachou, j’aime bien à vous voir sourire et j’admire surtout votre belle conduite à la face de ce cafard, mais il y a une chose que je sais bien et que vous ignorez probablement…