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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Devrai-je m’armer aussi ?

— Certainement, rapière et pistolets.

— Mais, Monsieur si vous savez que je suis destitué de mes fonctions par Monsieur le gouverneur, vous devez savoir aussi que je n’ai plus le droit de porter des armes, pas plus pistolets que rapière ?

— Je sais, en effet, qu’ici à Québec vous n’avez plus ce droit, mais vous l’aurez à Ville-Marie. Soyez donc tranquille à ce sujet.

Flandrin sourit d’aise. C’était, tout à coup, l’unique joie qu’il éprouvait depuis ces derniers trente jours. Flandrin aimait le port des armes, surtout celui de l’épée ou de la rapière. Au fond, son plus grand malheur aurait été celui de se voir privé d’un privilège qui, selon lui, primait tous les autres. Perdre le droit de porter rapière lui était bien plus accablant que de perdre sa place. Pour Flandrin, la rapière représentait une dignité dont il s’énorgueillissait, et sans cette dignité il se croyait tombé dans la pire des déchéances. Avec la rapière et des vêtements de bonne apparence il pouvait, aux yeux de ceux-là qui ne le connaissait pas, se donner les airs d’un officier de l’armée du roi, ou d’un haut fonctionnaire, voire d’un gentilhomme de petite lignée. Flandrin n’échappait pas, comme on le pense, à la règle générale : il avait son amour-propre. C’est un petit défaut qui se développe surtout chez ceux-là qui se trouvent issus d’origine humble ou obscure, ou chez ceux-là qui occupent un poste de moindre importance ; l’on aime à se faire valoir plus et mieux qu’on ne vaut en réalité. C’était donc pour Flandrin une excellente nouvelle que celle de ce privilège retrouvé de porter rapière. De suite il se sentait réhaussé à ses propres yeux… et que ne serait-ce aux yeux des autres ? Du coup il sortait, et grandi, de la déchéance en laquelle il avait cru patauger. Sans doute, la perte de sa femme lui était toujours une chose cruelle, mais de rentrer dans un ancien privilège lui faisait entrevoir l’heure proche où il pourrait plus facilement supporter cette perte. Même qu’il supporterait mieux la destitution, quasi honteuse, qu’on lui avait imposée.

Flandrin put donc répondre d’un cœur plus léger :

— C’est bien, Monsieur, je reprendrai ma rapière, j’achèterai un cheval et partirai demain, au point du jour, pour Ville-Marie. Mais là, à qui devrai-je me présenter ?

— Dès votre arrivée vous vous rendrez à l’auberge de la Coupe d’Or sise sur la rue Notre-Dame près Saint-Gabriel. C’est là que je vous donnerai les instructions nécessaires.

L’inconnu venait de se lever. Il ganta ses mains et marcha vers la porte. Mais avant de franchir cette porte il répéta :

— Vous avez bien compris… à la Coupe d’Or sur la rue Notre-Dame ?

— Oui, monsieur.

L’homme s’en alla. Flandrin referma sa porte et alla se rasseoir pour réfléchir. Quoique son esprit s’inquiétât du mystère en lequel il s’engageait — car depuis la venue de cet homme en noir tout lui apparaissait mystère — Flandrin se sentait revenir promptement à sa tranquillité ordinaire. Si le souvenir de sa femme le hantait toujours, il avait pour se consoler cette perspective d’une vengeance qu’il désirait avec ardeur contre ses ennemis : il avait encore pour plus consolante perspective celle de se voir bientôt monté comme un cavalier de noblesse ou de bourgeoisie. Car l’inconnu lui avait dit d’acheter un cheval… quel délice ! Il est vrai que Flandrin n’avait encore que deux ou trois fois en sa vie connu la croupe d’un coursier, mais chaque fois que la chose lui était arrivée il en avait éprouvé une joie sans pareille et un orgueil presque incommensurable. Et voyez, là, sa joie nouvelle ! Quoi ! était-il bien possible qu’il allait avoir bien à lui un cheval ? Oui, si seulement il pouvait en trouver un ! Mais où donc acheter un cheval, c’était chose si rare en ces temps-là !

Pourtant, il connaissait à la haute-ville un loueur et marchand de chevaux, et peut-être trouverait-il là son affaire.

Oui, mais ce n’était pas tout d’acheter un cheval. il avait autre chose à faire avant de quitter Québec. Que ferait-il de Louison, son fils adoptif ? Il eut aussitôt cette idée : trouver une femme du voisinage qui consentirait, moyennant quelques livres, à tenir sa maison et prendre soin de l’adolescent. Oui, c’était la chose la plus simple à faire.

— Allons ! se dit-il, je vais me mettre à l’œuvre, j’aurai beaucoup à faire aujourd’hui. Je ne veux pas partir non plus sans savoir ce qu’est devenue ma femme, et il est bien probable que Maître Jean, lui, pourra me renseigner là-dessus. Donc, j’irai voir Maître Jean. Et encore, je ne peux pas partir sans revoir Lucie… Oh ! la coquine de coquine… Sang-de-bœuf ! ce qu’elle va me payer tout ça lorsque je serai revenu de là-bas !

Ces souvenirs ravivaient sa rage. Instinctivement, avec le désir de la vengeance il porta sa main au côté gauche comme pour saisir sa rapière… Hélas ! il l’avait échappée, perdue au cours de cette nuit fatale où il avait été poignardé ! Eh bien ! il en achèterait une autre..

Il quitta son logis, peu après, pour faire les courses nécessaires qu’exigeait son départ prochain.

III

OÙ FLANDRIN COURT APRÈS LES TRÉPASSÉS ET LES DISPARUS


Flandrin Pinchot décida de s’occuper en premier lieu de la chose la plus difficile : trouver un cheval. À cette époque, les chevaux étaient rares en Canada, à peine pouvait-on en compter deux cents en tout et partout, et encore ne les trouvait-on que dans les villes, attendu que les paysans n’avaient pas les moyens de se payer ce luxe. Hormis les seigneurs terriens, les chevaux demeuraient aux mains des gens de la ville. Monsieur de Frontenac en possédait vingt pour son service et celui de ses gardes. M. l’intendant Duchesneau en avait quatre. Monseigneur l’évêque, quatre aussi. Les gros marchands et hauts fonctionnaires en possédaient un ou deux chacun. Le reste était la propriété des charretiers de la cité. En tout, Québec avait en ses murs environ soixante chevaux. Heureu-