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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

pocrites et dans le tumulte indomptable de ses sens chavirés par la folle créature, oui, peut-être Flandrin avait-il, par moments, oublié un peu sa Chouette. Mais là, de savoir qu’elle était partie, qu’elle l’avait abandonné, ce lui était une torture sans nom, et c’est là, oui là qu’il sentait en son tréfonds combien il aimait cette compagne, et combien il aurait préféré donner sa vie plutôt que de se voir séparé de celle qui lui avait donné les plus belles et les meilleures joies. Et si Flandrin avait failli mourir, c’est que le coup lui était venu alors que, la nuit précédente, il avait été frappé traîtreusement de trois coups de poignard dans la nuque et dans le dos. Ce lendemain matin il était tout brisé corporellement, et d’atroces douleurs le torturaient. Et par surcroît la perte de sang qu’il avait faite le rendait si faible…

S’il n’avait eu, encore, que ces blessures au corps et ces souffrances physiques ; mais son esprit était bourrelé par d’affreux souvenirs, d’impossibles hypothèses et de confuses et accablantes suspicions.

En effet, que s’était-il passé au juste au cours de cette nuit précédente ? Qui, par derrière, profitant d’opaques ténèbres, l’avait frappé de ce poignard ? Sans doute, il se rappelait bien les deux malandrins, ces louches agents de M. de Frontenac, Polyte et Zéphyr Savoyard, qui l’avaient attaqué de leurs rapières. Flandrin avait réussi à les mettre en fuite. Et déjà il se réjouissait dans son triomphe, quand une main, et une main très sûre d’elle, lui avait planté dans le dos et par trois fois une lame de poignard. Flandrin avait échappé sa rapière, étendu les bras et saisi, d’une main qui cherchait un appui, une écharpe… une écharpe rouge. Ah ! cette écharpe rouge… quelle affaire avait-il eu de la traîner avec lui jusqu’à son logis ? Cette écharpe avait été l’objet révélateur. Cette écharpe, marquée d’un L, avait été la solution de l’énigme. Si lui, Flandrin, avait compris d’où lui étaient venus ces coups de poignard, sa femme, elle, avait compris que Flandrin était tombé par traîtrise sous les coups d’une amante. Et cela avait suffi… ce fut l’effondrement de tout !

Flandrin s’affaisse dans la faiblesse de son corps meurtri et dans le tourbillon du désespoir qui l’accable. Le lendemain, il est seul dans son logis, il est tout malade et courbaturé. Où est sa femme ?… Quant à Louison, il sait que l’adolescent est parti pour le collège, car il passe huit heures. Et Flandrin se lève. Il sent l’inquiétude le mordre à l’esprit et au cœur. Et voilà la lettre de sa femme…

Pauvre Flandrin… il s’écrase encore sur lui-même. Ah ! oui, c’en était bien assez pour le tuer, pour le finir ! Pourtant non, il revient à lui, mais non pour jouir d’un bonheur qui pourra réparer ou guérir les maux dont il souffre ; il voit entrer le lieutenant des gardes de M. de Frontenac, le sieur Bizard, qui, accompagné de quatre gardes, lui tient ce solennel discours ;

— Flandrin Pinchot, Son Excellence le gouverneur vous fait mettre aux arrêts. À cause de vos blessures, vous ne serez pas traîné au Château, et deux gardes vont surveiller votre porte. Sachez aussi que Son Excellence vous renvoie de son service. D’ici que vos blessures soient guéries, vous demeurerez donc dans votre logis ; après, eh bien ! le Conseil vous jugera.

Le lieutenant des gardes s’en est allé après avoir laissé deux gardes pour surveiller la porte de Flandrin et l’empêcher de prendre la fuite.

Et voilà trente jour que cela dure… trente jours qu’il est emprisonné dans sa maison… trente jours que sa femme est partie… trente jours qu’il endure un supplice de damné ! Oui, trente jours que Flandrin vit dans un enfer, qu’il souffre le martyre en pensant à sa femme, à son petit, à Louison que les Pères Jésuites gardent avec eux en attendant que les choses s’arrangent. Et Flandrin ne cesse de se demander ce que va lui réserver l’avenir.

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Dans la matinée du trentième jour de sa captivité Flandrin voit entrer le lieutenant des gardes qui lui dit :

— Flandrin, Son Excellence a appris vos malheurs et elle a pitié. Elle m’ordonne de vous laisser la liberté et de retirer mes gardes. Seulement, le décret de M. de Frontenac demeure : vous ne faites plus partie de sa maison. Lemaillou a été mis à votre place.

Le lieutenant est parti, sans plus, emmenant ses gardes.

Demeuré seul, Pinchot, quoique libre maintenant, se sent enfoncer dans la pire des déchéances. Il pense… Il a perdu sa femme, son enfant… il a perdu son amante… il a perdu sa place ! Que lui reste-t-il ? Plus rien. Alors, à quoi bon cette liberté ? Qu’en fera-t-il, puisqu’il ne lui reste plus qu’une vie misérable ? Ne vaut-il pas mieux mourir ?

Mourir ?…

À cette pensée Flandrin Pinchot se cabre. Mourir ? Non… pas à présent ! D’ailleurs il sent qu’il a repris toute sa vigueur d’avant. Ses blessures sont guéries, cicatrisées, il n’en ressent plus le moindre malaise. Il est même fort, très fort, et il pourrait manœuvrer comme avant la plus lourde des rapières. Donc il est en mesure de défendre sa peau avec autant de succès qu’à ses meilleurs jours du passé, et il sait qu’il peut encore une fois conquérir sa place au soleil.

Non… il ne mourra pas à présent ! Il a tout perdu, c’est vrai, mais il reste les traîtres et les scélérats qui lui ont tout fait perdre. Il lui reste donc encore quelque chose : la vengeance ! Oui, voilà un but à atteindre ! Voilà un devoir à accomplir ! Un devoir ?… Oui, Flandrin le croit, parce qu’il se dit qu’il est utile et nécessaire de débarrasser le monde de ces vipères. Il en a aussi le droit. Eh bien ! oui, est-ce que ce droit ne saurait appartenir à d’autres qu’aux grands et aux forts ? Si les bourgeois et les nobles usent largement de ce droit de représailles, et si même les rois ne le dédaignent point, est-ce que lui, Flandrin Pinchot, quoique de modeste et pauvre origine, va le dédaigner ? Non ! non — Flandrin va se venger… il se vengera.

— Oh ! cette femme maudite, pense-t-il… cette femme que j’ai ramassée dans la rue… cette femme que j’ai arrachée des mains de quelque monstre, une nuit… oui, cette créature perfide et traître, je saurai bien la retrouver et elle paie-