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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

lier d’Auteuil, procureur-royal : l’autre, à droite, est le lieutenant des gardes, le sieur Bizard. L’escorte passe devant le logis de Flandrin Pinchot… le capitaine Flandrin, comme on l’appelle, et ancien maître-geôlier dans les salles basses du Château Saint-Louis

Frontenac se penche vers Bizard.

— Il faudra arrêter Flandrin Pinchot, murmure-t-il, car c’est lui qui, par un tour de sa façon, a donné la liberté au calviniste Maître Jean. D’ailleurs, Lucie le redoute, et il pourra arriver qu’un jour ou l’autre il n’aille pendre cette exquise jeune femme à notre gibet, de la rue Sault-au-Matelot. Donc, s’il est incapable de quitter son logis, vous y aposterez deux gardes. Plus tard, nous verrons…

— Bien, Excellence, il sera fait ainsi que vous le désirez et commandez, répond Bizard.

Frontenac est sévère et digne sur sa monture noire et fringante.

Il se penche ensuite vers le chevalier d’Auteuil.

— Mon cher d’Auteuil, dit-il, ne pensez-vous point qu’il serait opportun de faire pendre Flandrin Pinchot ?

— Excellence, je suis de votre avis. Je demanderai sa tête, et vous me la donnerez.

— Oui, mais qu’en ferez-vous, puisque Mathurin-le-Bourreau a été pendu la nuit dernière ?

— C’est vrai, Excellence, mais j’ai trouvé, je pense, un autre bourreau…

— Vraiment ?

— Oui… un mendiant… le père Brimbalon…

L’escorte poursuit son chemin…


FIN DU PROLOGUE

I

SEUL !


Voilà trente Jours que Flandrin Pinchot est seul en sa maison de la basse-ville… Seul ? Non, pas tout à fait : son fils adoptif, Louison, lui reste, et Louison va, tous les jours de la semaine, au collège des Jésuites, Et voilà aussi trente jours que Flandrin Pinchot demeure aux arrêts suivant l’ordre qu’en a donné Son Excellence Monsieur de Frontenac.

Sait-on que Flandrin Pinchot était, un mois auparavant, maître-geôlier aux salles basses du Château Saint-Louis, demeure royale de Monsieur de Frontenac, comte de Buade ? Eh bien, oui ! Mais Pinchot avait péché contre la discipline, contre la consigne, contre le gouverneur lui-même ; il avait donné la liberté, et de sa propre autorité, s’il vous plaît, à un « malandrin », comme on disait. Seulement, on ignorait dans le peuple que ce malandrin n’était autre qu’un paisible vieillard, ancien boulanger. Oui, mais cet ancien boulanger, ce paisible vieillard d’une honorabilité sans équivoque, se trouvait être un adepte de la « religion calviniste ». On sait que, être « calviniste » ou, plus simplement, « huguenot », constituait un grand péché à cette époque, non seulement contre la religion catholique romaine, mais aussi, et peut-être surtout, contre Sa Très-Catholique Majesté le roi Louis XIV. Un calviniste était plus mal vu encore, croyons-nous, qu’un janséniste. Enfin, c’était l’opinion de ces temps anciens, et nous ne pouvons la refaire. Or, ce pauvre vieux, ne portant pour tout crime que celui d’être d’un parti religieux différent, passait son temps à chercher sa fille. Oui, sa fille, un jour séduite, par on ne sait quelle canaille. avait abandonné le loyer paternel pour disparaître tout à fait et l’on ne savait où encore !

Et sait-on que Maître Jean — ainsi appelait-on ce vieillard malheureux — avait retrouvé sa fille ? Oui bien, il l’avait retrouvée pendue à un gibet… au gibet de la rue Sault-au-Matelot. Et il l’avait dépendue… à temps ! De sorte qu’il put voir sa fille tant aimée, tant pleurée, vivre dans ses bras frémissants. La scène avait été tragique, douloureuse à l’infini. Et dans le flot subit de la joie, de l’émotion, de l’horreur peut-être, Maître Jean avait exhalé son dernier souffle !

Et sait-on encore que Flandrin, pour avoir entretenu certaines secrètes amours, avait perdu sa bonne femme qu’on surnommait Chouette ? Oui, la pauvre et chère femme n’avait pu apprendre ces amours clandestines de son mari, en qui elle avait toujours eu la plus grande confiance, sans sentir toute sa vie s’écrouler comme un château de cartes. Alors, il lui avait paru impossible qu’elle pût continuer de vivre avec l’homme qu’elle aimait et qui l’avait trompée. Elle était partie avec son petit, sans dire où elle allait ; elle était partie traînant après elle les loques du désespoir. Partie en laissant derrière elle, peut-être aussi, un flot de larmes. Partie avec un cœur brisé à tout jamais… et doublement brisé, puisqu’elle laissait un homme qu’elle avait toujours aimé, qu’elle continuait d’aimer quand même… puisqu’elle laissait encore un adolescent, lequel, sans être né de sa chair, lui était aussi cher que celui à qui elle avait donné le jour. Elle abandonnait Louison, le fils adoptif de l’infidèle époux, elle l’abandonnait par crainte de ne pouvoir lui donner la subsistance et encore moins l’instruction. Elle abandonnait Louison avec autant de douleur que si cet enfant eût été l’œuvre de sa conception.

Ah ! quel coup pour Flandrin ! Il perdait ce qu’il avait le plus chéri au monde… sa femme ! Il se sentait engouffré dans un abime de solitude, et il éprouvait ce même déchirement de cœur qui avait bien failli tuer sa compagne. Ah ! pourrait-il vivre seul ?… sans elle ?…

Il ne le pensait pas. S’il savait… s’il pouvait savoir où elle était allée…

Non, elle ne l’avait pas dit.

Elle s’était parlé à elle seule, et elle s’était dit :

— Comment pourrai-je vivre dorénavant avec un tel homme ? Me sera-t-il seulement paisible de supporter sa vue ? Il vaut mieux que je m’en aille avec mon petit. Je reprendrai mon métier… je me referai fille d’auberge, et pour mon petit, pour lui seul, je vouerai le reste de ma vie.

Si, par la terrible découverte qu’elle avait faite, la jeune femme de Flandrin avait manqué d’être tué sur le coup, lui, Flandrin, avait failli de son côté mourir en découvrant l’affreuse lettre qui lui apprenait le départ de celle qu’il aimait. Peut-être sous le flot des mots d’amour d’une donzelle quelconque, sous ses baisers : hy-