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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

l’air de chercher autour de la pièce une arme capable de lui faire anéantir et Pinchot et la triomphante jeune femme. Il comprit de suite qu’il devenait un objet de risée ; il eut la force de volonté de réprimer la violence de sa colère et de redonner à sa physionomie sa contenance d’avant. Il ricana sourdement et dit :

— C’est bien, je vous laisse à vos amours, mes amis. Mais nous nous reverrons…

Sans plus il s’en alla.

Flandrin Pinchot marcha sur ses pas, referma la porte durement et tira les verrous. Cela fait, il revint vers la jeune femme. Là, il s’arrêta soudain et parut s’émouvoir ; il voyait la jeune femme assise sur un fauteuil, il la voyait triste, comme accablée, et presque pleurante. Il chercha des mots de consolation ou d’encouragement, mais il lui paraissait difficile, en la circonstance, de s’exprimer convenablement. Tout de même il put dire ;

— Mademoiselle, j’espère bien que vous ne m’en voudrez point d’être intervenu à temps entre cet homme et vous. Si je vous suis un inconnu, je peux vous affirmer que, moi, j’ai bien connu votre honorable père feu Maître Jean et qu’il fut mon ami comme j’ai été le sien.

— Je sais tout cela, capitaine. Mélie, ma bonne Mélie m’a tout conté. Loin de vous en vouloir, je vous dois une reconnaissance sans borne qu’il me sera peut-être impossible de vous rendre. Mais dites-moi, est-il vrai que vous soyez aux gages et aux ordres du lieutenant de police ?

— Hélas ! mademoiselle, c’est trop vrai. Mais que voulez-vous ? Ayant perdu ma place auprès de Monsieur de Frontenac, je me suis laissé embaucher par cet homme qui vous a insultée pour le service de Son Excellence de Ville-Marie. Ah ! si seulement j’avais pu savoir sous les ordres de quel butor j’allais me trouver ! Mais est-ce que je pouvais savoir ?

— Vous me dites que vous avez perdu votre place auprès de Monsieur de Frontenac ? Mais ne craignez-vous pas de perdre celle que vous avez maintenant auprès du gouverneur de Ville-Marie ?

— Quoi ! pensez-vous, mademoiselle… balbutia Flandrin avec surprise.

— N’avez-vous pas résisté à votre supérieur ? Plus que cela ; ne l’avez-vous pas souffleté ?

— C’est vrai. Seulement, notez bien que quand Son Excellence de Ville-Marie saura que c’était pour défendre l’honneur d’une jeune fille…

— Son Excellence ne vous croira point, car le lieutenant de police trouvera le moyen de se disculper. Au reste, je ne serais pas étonnée de voir le lieutenant revenir bientôt avec une vingtaine de garde.

— C’est possible, mademoiselle.

— Alors, je vous le demande, que ferez-vous contre vingt gardes ?

— Je me défendrai le mieux possible en vous défendant. Si je reste sur le carreau, croyez bien que je n’y serai pas seul.

— Vous resterez certainement sur le carreau, capitaine, malgré toute votre valeur. Mais cela ne sera pas, parce que je ne le veux pas… Non, je ne veux pas que vous sacrifiez votre vie pour moi ou à cause de moi. Tenez ! voici mon avis : regagnez promptement votre domicile et évitez de vous retrouver sur le chemin du lieutenant de police.

— Mais vous…

— Moi ?… Je subirai le sort qui m’attend sans me plaindre, s’il est vrai que je dois être arrêtée pour je ne sais quel crime.

— Ah ! non, cela ne sera pas non plus, foi de Flandrin Pinchot ! Et cela est si vrai, mademoiselle. que si je regagne mon domicile, je vous emmène avec moi.

— Impossible, capitaine, je ne saurais partir sans Mélie !

— Ah ! c’est vrai… Mélie ! Mais où donc est-elle, que je ne la vois point ?

— Quoi ! ne lui avez-vous pas donné rendez-vous à votre domicile, disant que, blessé, vous ne pouviez vous mouvoir et désiriez lui parler ? Tenez ! votre billet est demeuré là sur cette table…

Elle lui tendit ce billet que, nous le savons, le lieutenant de police avait dicté à son secrétaire.

Pinchot passait de surprise en surprise.

— Jamais de la vie je n’ai écrit cela ! s’écria-t-il après avoir pris connaissance du billet.

— Dans ce cas, sourit la jeune femme, il faut penser que ce billet a été écrit par le lieutenant de police pour faire tomber Mélie dans un piège.

— Que pouvait-il vouloir à Mélie, cette pauvre et inoffensive Mélie ?

— Je ne le sais pas, mais je suppose qu’il désirait l’attirer hors de cette maison, afin qu’il eût meilleur et plus sûr jeu avec moi. Comprenez-vous, capitaine ?

— Si je comprends, mademoiselle ? Oh ! la canaille ! Joli métier, n’est-ce pas, pour un lieutenant de police ? N’importe ! vous ne resterez pas dans cette maison. Comme vous l’avez dit, le coquin va revenir avec au moins vingt gardes. Venez… je vous conduirai à l’auberge de la Coupe d’Or, et là, s’il le faut, je coucherai devant votre porte.

— Mais Mélie, capitaine, l’oubliez-vous ?

— Ne savez-vous pas où elle est ?

— Comment puis-je le savoir, puisqu’elle allait chez vous !

— Voilà une affaire bien embrouillée. N’importe ! venez, et demain je me mettrai à sa recherche. Il est possible aussi qu’elle revienne ici. Si vous lui laissiez un mot lui mandant de venir vous retrouver à la Coupe d’Or ?

— C’est une fort bonne idée. Mais songez que le lieutenant de police pourrait mettre la main sur ce billet avant que ne revienne Mélie.

— Vous avez raison, car il ne faut pas que le lieutenant de police sache où vous vous retirez. Oui, oui, toute cette affaire est bien embrouillée. Pourtant, j’ai une autre idée : après que vous serez en sûreté à l’auberge, je pourrai revenir ici et guetter le retour de Mélie. Je pense que c’est le meilleur moyen. En tout cas, il s’agit pour vous de ne pas perdre de temps. Suivez-moi à l’auberge ; car le lieutenant de police pourrait être de retour ici dans cinq minutes.

— Je me rends à vos désirs, capitaine. Je ne prendrai que le temps de mettre une écharpe sur ma tête et sur mes épaules un manteau.

La jeune femme courut à sa chambre pour revenir bientôt. Sur sa tête elle avait mis une