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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

et la lenteur de notre marche vers la fortune. Et alors si j’ai manqué mon but, n’était-ce pas ta faute ? Je travaillais rudement, avec une ténacité sans pareille, pour m’acquérir une position sociale qui aurait pu te placer au rang des dames ; mais ton impatience, tes plaintes et tes reproches ont tout gâté. Tu ne cessais de me répéter que j’avais gâché ta vie, brisé à jamais ton avenir, et tu m’injuriais à toutes heures et n’employais à mon égard d’autre langage que celui des catins et des ribaudes. Tu sais pourtant, si tu veux t’en souvenir, quelle patience j’ai exercée avec toi. Je t’aimais et je travaillais, dans les mauvaises traverses, alors que tu t’abîmais dans le découragement et l’amertume, je tâchais de te consoler et de te remettre un peu d’espoir au cœur ; mais ton mauvais caractère, ton emportement insensé, ton orgueil, tes fous caprices et la rage qui te prenait à chaque humeur te jetaient contre moi. Alors, souviens-toi, je me décourageai. Dis, Sévérine, était-ce ma faute ? Ce bonheur que tu convoitais parmi le monde, ne le voulais-je pas plus que toi ? Tu ne le voulais pas, toi, ou tu ne savais pas le vouloir, puisque tu m’as empêché de te le conquérir. Que faire avec une créature qui tenait plus de la brute que de la femme ! J’ai roulé dans la fange. J’ai voulu t’y entraîner avec moi, car tu le méritais bien… Et de ce moment je t’ai fait souffrir pour te rendre ce que tu m’avais si généreusement prêté. Pourtant, je n’étais pas aussi pervers que tu étais perfide. Je n’étais pas aussi dégradé que toi. Il y avait en moi une dignité que tu ne pouvais pas trouver en ton être méchant. J’ai exercé des métiers louches, j’ai parfois descendu dans les bas-fonds, mais j’en remontais bientôt. Mais toi, tu t’y es engouffrée avidement et tu y es restée, au point de te faire ramasser dans la rue comme la pire des ribaudes et par de la canaille avec qui tu as vécu. Je n’aurais pas eu le courage et moins encore la méchanceté de te faire du mal corporellement ; mais toi, diablesse à tout faire, tu as réussi à me faire tomber dans un piège et à me faire pendre comme un malandrin. Et comprends-tu, maintenant, combien la femme descend bas lorsqu’elle se met à descendre ? Ai-je été aussi bas que toi ? Non, jamais ! Ah ! si j’eusse voulu parler devant le tribunal qui me jugeais et me condamnais pour un crime dont j’étais innocent ; si, pour me venger, j’avais crié : « Tenez ! mes juges, celle qui me fait pendre, c’est cette garce qui est ma femme ! » Ai-je parlé, Sévérine ? J’ai préféré souffrir et mourir comme un homme.

— Tu aurais eu là une belle vengeance à accomplir, pourtant ! ricana sourdement la jeune femme,

— C’est vrai. Mais veux-tu savoir, qu’au fond, j’étais content de mourir ? La vie n’avait pour moi plus rien d’alléchant. Je n’avais qu’un regret, celui de ne pouvoir t’emmener avec moi dans la tombe. Oh ! comme, là, j’aurais eu de jouissance à te tuer ! C’est pourquoi, après avoir été dépendu, et dépendu par ton père, j’ai voulu te pendre ; je t’ai manquée par la faute de ton père. Mais j’allais me reprendre et me rattraper. Oh ! j’avais de ce jour-là une véritable vengeance à entreprendre, non seulement contre toi, mais contre tous ceux-là qui t’avaient aidée à me frapper. Cette vengeance, Séverine, a commencé. De même que j’ai été frappé, j’ai frappé et atteint déjà trois têtes. Aujourd’hui, c’est ton tour. Demain, ce sera le tour de cet imbécile de Flandrin Pinchot, ton amant. Tiens ! écoute, Sévérine, Son Excellence de Ville-Marie m’a donné l’ordre de t’arrêter et de te jeter dans un cachot. Voici l’ordre. Et j’ai là des gardes à cette porte. Eh bien ! je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai du cœur. T’arrêter, c’est clamer au monde qu’une gueuse, une ribaude, une bête immonde est ma femme. Non, non. Je ne veux pas de cela. Je viens de décider qu’il vaut mieux te tuer sans façon et de suite.

Aussitôt dit, le lieutenant de police saisit son poignard et s’élança contre sa femme. Il s’arrêta brusquement à deux pas de celle qu’il allait frapper, puis fit quelques pas de recul. La jeune femme venait de braquer sur lui le canon de son pistolet.

— Allons ! Le Chêneau, cria-t-elle avec sarcasme, viens frapper si tu peux !

Le pistolet éclata… mais la balle n’atteignit pas son but, la jeune femme avait tiré trop haut.

La détonation retentissait encore, la fumée de la poudre n’était pas encore dissipée, que la porte d’entrée sauta tout à coup hors de ses gonds comme au choc d’un bélier. Puis un homme bondit dans la salle en agitant une rapière, un homme à l’air plus redoutable que celui de la jeune femme… c’était Flandrin Pinchot.

Derrière Flandrin suivaient les deux gardes du lieutenant de police.

XVI

OU LA COMÉDIENNE CONTINUE SON RÔLE


— Saisissez cette femme ! commanda d’une voix forte le lieutenant de police en regardant Pinchot et les gardes.

Pinchot, lui, avant d’obéir à l’ordre, regarda le lieutenant de police, puis la jeune femme. Le lieutenant, la jeune femme et les gardes regardaient, eux, la mine stupéfaite de Pinchot, et l’on aurait pensé que l’envie de rire s’emparait de ces quatre personnages.

La scène était étrange et comique à la fois. Flandrin Pinchot offrait une physionomie si drolatique, qu’il paraissait difficile, malgré tout le tragique que pouvait présenter l’événement, d’empêcher un éclat de rire. Entre le lieutenant de police, méconnaissable sous son déguisement de jeune gentilhomme, et la jeune femme, il s’établissait pour Pinchot une phénoménale mystification. Pinchot était dupe à ce point de prendre le lieutenant de police pour un jeune fat, guindé dans son justaucorps de satin vert, qui en voulait à l’honneur de la fille de Maître Jean, laquelle, Pinchot considérait comme une pucelle digne du plus grand respect. Si la scène avait l’air de tourner au comique, il est certain, qu’à ce moment, le lieutenant de police n’avait pas envie de rire, et moins encore la jeune femme qui redoutait d’être reconnue par Flandrin comme celle qui avait été sa déloyale et traîtresse amante ; car alors elle prévoyait que Pin-