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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

que sa mémoire ne pouvait préciser à cet instant, dans l’entourage ou le voisinage immédiat de cet homme sans savoir qui il était.

Mais voici que le hasard ou qu’une circonstance particulière la mettait directement en présence de ce personnage, et maintenant elle savait qui il était, c’est-à-dire lieutenant de police. Là encore, elle ne pouvait se rappeler de s’être jamais trouvée en la compagnie de cet homme. Certes, elle n’ignorait pas que le sieur Perrot avait un lieutenant de police, mais elle ne l’avait jamais connu et il lui aurait été impossible, auparavant, de donner même la plus piètre esquisse de l’homme. En tout cas, elle était forcée de s’avouer que le lieutenant de police de Son Excellence était jeune et joli garçon, poli et galant. Mais elle n’aimait pas son sourire… ce sourire qu’elle croyait moqueur l’offensait en l’inquiétant. Car le sourire est quelquefois plus brutal qu’un geste violent, et il a souvent une signification plus alarmante, plus aiguë, plus pénétrante qu’une parole et même qu’un long discours. Le sourire, encore, cache ou déguise la pensée ; il n’est pas toujours, comme on pourrait le croire, l’expression du contentement, de la joie, de la bonté, de la tendresse. Il y a le sourire placide, doux, compatissant, le sourire qui charme, magnétise, égaye ; mais il y aussi le sourire ambigu. inquiétant, fielleux, mordant, mauvais et quelquefois mortel. Selon l’idée que s’en faisait la jeune femme, le sourire du personnage en sa présence appartenait sans contredit à la dernière catégorie. Il ne lui en fallait pas plus pour deviner qu’un danger quelconque et peut-être imminent la menaçait, d’autant plus, le pensait-elle, que la visite d’un lieutenant de police est toujours une menace directe ou déguisée. Si il y avait réellement danger ou menace, il importait à la jeune femme de ne pas perdre son sang-froid. Elle savait qu’en face d’un péril et surtout d’un péril dont on n’a encore que le pressentiment, il vaut mieux avoir sa tête sur ses épaules que sur les épaules du voisin. Il vaut mieux ouvrir les yeux que les fermer, et, mieux que tout encore, il importe de ramasser toute son audace.

Une longue minute de silence s’était écoulée entre les deux personnages, et l’on aurait été porté à croire qu’ils s’observaient tous deux avant de se porter un coup mortel. L’un et l’autre de ces personnages se devinaient ennemis, et il était naturel que l’un et l’autre ne pussent engager l’action définitive sans préparer leurs armes.

Le premier, le lieutenant de police rompit le silence.

— Ainsi donc, madame, dit-il, vous êtes bien cette demoiselle de la Pécherolle ?

— S’il est vrai que vous sachiez mon nom, qu’ai-je à répondre ? Si vous voulez en venir au fait…

— Je veux bien. Seulement, le fait est assez étrange, pour ne pas dire énigmatique. Si, d’abord, vous daignez me permettre de vous poser une question…

— J’essayerai d’y répondre de mon mieux.

— N’êtes-vous pas la personne qui avez, aujourd’hui, vendu des pelleteries de grande valeur à Son Excellence ?

La question, telle que posée, pouvait s’interpréter de deux ou trois façons, et la jeune femme crut lui donner cette signification : « Le lieutenant de police, sachant que Mlle de la Pécherolle commerçait dans les pelleteries et savait surtout négocier les marchandises de valeur, lui, le Lieutenant de police venait pour lui proposer une affaire ». Ayant donc interprété ainsi le sens de la question, la jeune femme répondit avec assurance :

— Parfaitement, monsieur, je ne saurais m’en cacher, puisque j’ai négocié personnellement et directement avec Son Excellence.

Le lieutenant de police amplifia son sourire incertain, baissa les yeux et parut réfléchir. La jeune femme s’attendait en toute confiance qu’il allait, dans la minute, lui proposer un marché. Mais elle fut bien désemparée lorsque Broussol reprit lentement :

— Vous dites, madame, que vous avez négocié personnellement… Voilà justement où la chose nous semble bizarre : il paraîtrait que Mademoiselle de la Pécherolle n’est pas le moindrement commerçante en pelleteries.

La jeune femme n’avait pu recevoir ce coup sans se troubler. Et le coup était, au surplus, si inattendu, qu’il la désemparait presque complètement. Néanmoins, elle n’était pas femme à perdre tout à fait la tête au premier échec. Elle demanda en essayant un sourire moqueur et dédaigneux :

— Vous avez vu Mademoiselle de la Pécherolle ?…

— Oui, madame, répondit audacieusement le lieutenant de police. Oh ! je dois bien reconnaître qu’elle n’est pas aussi belle que vous : mais d’un autre côté je dois aussi avouer que c’est une personne très séduisante. Elle a des cheveux blonds aussi admirables que le sont vos cheveux noirs.

Le lieutenant de police avait voulu tromper son hôtesse, et il y réussissait à merveille. La jeune femme eut de suite le pressentiment que quelque chose de terrible se préparait. C’est pourquoi, moins rassurée que jamais, elle eut cette unique exclamation :

— Ah !…

— Seulement, reprit Broussol, Mademoiselle de la Pécherolle m’a formellement déclaré qu’elle vit de ses rentes et non point d’un commerce quelconque, moins encore du commerce de pelleteries.

— Ah ! elle a dit cela…

— C’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer, madame. Alors, je n’ai pu faire autrement que de penser qu’il y a en cette ville une autre demoiselle de la Pécherolle négociante en pelleteries. Une personne, par hasard rencontrée, m’a indiqué votre domicile.

La jeune femme ne dit mot. Elle semblait de plus en plus mal à l’aise. L’autre, avec son éternel sourire équivoque, l’agaçait et la tourmentait de plus en plus. La crainte de se voir prise en quelque piège et la colère que soulevait en elle la présence de cet homme qui paraissait la narguer se partageaient tumultueusement son esprit. Que faire ?… S’avouer coupable de supercherie et d’imposture, ou résister avec audace au danger qui la menaçait de plus en plus. Tout