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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Il étala minutieusement ces objets sur le lit, puis se dirigea vers une table de toilette qui n’aurait pas manqué de faire clignoter les beaux yeux de nos coquettes. Car il y avait là de tout ce qu’il faut pour avantager la beauté naturelle. comme de tout ce qui est nécessaire pour façonner une beauté artificielle. Là, il y avait de quoi pour rajeunir un vieillard et de quoi pour faire un vieillard d’un jeune homme. Énumérons au hasard… poudres blanches, rouges, jaunes, brunes… Parfums. Cire rouge et blanche. Pommades. Huiles parfumées et les plus onctueuses qui fussent. Craie rouge, jaune, rose, noire… Eaux de toilette diverses. Savons de toutes sortes. Fards, cosmétiques et le reste. Faut-il ajouter qu’on y trouvait le fer à onduler, le réchaud, et autres petits nécessaires propres aux métamorphoses. Tout à côté de la table de toilette on pouvait voir encore une rangée de formes à trépied, et sur chaque forme était posée une perruque. La variété de ces perruques aurait enthousiasmé un collectionneur.

Le lieutenant de police retira sa perruque noire et se mit à faire une toilette particulière. Son visage aux traits bruns prit sous les huiles, les pommades et les poudres, une nuance tout autre. Il changea la couleur de ses sourcils, teignit ses joues de vermillon, et réussit à se donner, bref, un visage de jeune homme. L’œil le mieux exercé s’y fût trompé. Était-ce donc un acteur que ce lieutenant de police ? Était-il fils d’un ancien perruquier, coiffeur et maquilleur ? En tout cas, une fois qu’il eut ajusté sur sa tête une perruque blonde, on aurait pu le prendre, tant il avait jeune mine, pour le page d’une reine.

Quand, au bout d’une heure, il « se fut fait une tête », le lieutenant de police revêtit son corps des beaux habits étalés sur le bord du lit. Peu après il était transformé au point que Flandrin Pinchot n’aurait pu reconnaître son supérieur. Il passa à son côté gauche une courte épée, fit glisser dans une gaine de fin cuir une petite dague qu’il dissimula sous son gilet, et, à nouveau, se mit à marcher et à méditer.

Le jour avait passablement décliné. Le soleil allait bientôt disparaître derrière le Mont Royal, et les ombres du crépuscule commençaient à envahir la chambre.

Le lieutenant de police consulta une petite pendule et vit qu’il n’y avait plus que cinq minutes avant la demie de sept heures.

— Allons ! murmura-t-il, voici l’heure où doit revenir mon secrétaire. J’aurai peut-être quelques instructions nouvelles à lui donner. Puis, dès qu’il fera assez noir, j’irai à mon rendez-vous d’amour.

Il se mit à ricaner sourdement pour ajouter ensuite avec un accent terrible autant que résolu :

— C’est entendu. Sévérine Cotonnier… à nous deux !

Il quitta la chambre et descendit vers le rez-de-chaussée.

Comme il entrait dans la salle de travail, le secrétaire revenait,

— Mon ami, dit le lieutenant de police, vous allez, sous ma dictée, écrire un court billet.

Le secrétaire acquiesça à cette demande sans mot dire. Il n’avait paru nullement surpris du changement survenu dans la personne de son maître ; nul doute qu’il était accoutumé à de telles métamorphoses.

Il s’apprêta à écrire.

Ici, le lieutenant de police posa cette question :

— Et ces gardes que je vous ai commandé d’amener ?

— Ils sont là, monsieur, dans l’antichambre.

— Très bien. Écrivez.

Il dicta :

« J’ai appris, bonne et excellente Mélie que vous êtes en Ville-Marie. Je voudrais bien vous entretenir une heure. Je suis blessé et incapable de me mouvoir. Je vous dépêche un ami qui vous amènera ici et vous reconduira à votre domicile. »
Flandrin PINCHOT.

Une fois ce billet dicté, le lieutenant de police parut réfléchir. Puis il dit :

— Mon ami, vous allez porter ce billet vous-même et accompagnerez ici cette brave Mélie. Nous la garderons ici durant deux heures environ, c’est-à-dire jusqu’à ce que je sois revenu. Je compte être absent de huit heures à dix.

— Mais Flandrin Pinchot ?…

— Nous n’aurons pas à nous occuper de cet imbécile ce soir. Si l’excellente Mélie s’étonne de ne pas trouver ici son Pinchot, nous lui dirons qu’il va venir. Bah ! elle en sera quitte pour une petite promenade qui lui dégourdira les jambes. Allez donc chercher Mélie. Je vous conseille de prendre une lanterne, car la nuit vient rapidement. Je vous prierai aussi d’allumer les lampes ici.

Le secrétaire exécuta immédiatement les ordres reçus et partit pour aller chercher Mélie.

Broussol s’assit à sa table de travail et se mit à parcourir du regard des papiers quelconques.

XIV

À LA MAISON DE BIZARD


On se rappelle combien Flandrin Pinchot avait été stupéfait de voir Mélie et la fille de Maître Jean pénétrer dans la maison qu’habitait Lucie. Pour notre ami c’était là encore un mystère qu’il se promettait bien de pénétrer le plus tôt possible. Car quels rapports ou quels liens d’amitié pouvait-il bien exister entre Lucie et la fille de Maître Jean ? La chose était incroyable. Flandrin avait pensé un peu que des affaires quelconques auraient pu entretenir certaines relations entre les deux femmes, et que la fille de Maître Jean, ce jour-là, allait seulement rendre visite à Lucie pour régler quelque affaire. Au fait, ne se souvenait-il pas que Lucie avait vendu sa maison à la fille de Maître Jean, sur la rue du Palais à Québec, selon le rapport qu’en avait fait Mélie. Tel étant le cas, Flandrin pouvait accepter comme toute naturelle la visite de la fille de Maître Jean à Lucie. Seulement, Flandrin, qui ignorait bien des choses et qui ne déchiffrait pas aisément les énigmes, aurait été bien autrement stupéfié s’il eût pu accompagner les deux femmes, Mélie et sa maîtresse, dans la maison de Bizard ; là, il aurait découvert que