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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Broussol il leva la tête, reconnut celui qui entrait et dit aussitôt :

— Monsieur, j’achève justement de transcrire ce parchemin que vous m’avez confié…

— Très bien. Mais ne vous pressez pas, mon ami, je n’en aurai besoin que demain. Rien de nouveau ?

— Non, rien de nouveau, Monsieur.

Le lieutenant, l’air distrait, alla à sa table, remua quelques papiers, puis consulta l’heure à une pendule.

— Il passe six heures de la demie, reprit-il en tournant ses yeux vers l’employé. Je pense que vous pouvez prendre congé jusqu’à sept heures et demie. Alors vous reviendrez pour recevoir des instructions. J’aurai probablement besoin de vos services jusqu’à neuf ou dix heures. Mais avant de partir, dites-moi si vous avez fait surveiller ces deux agents secrets aux gages de Monsieur de Frontenac ?

— Ces deux frères jumeaux ? Eh quoi ! monsieur, n’avez-vous point reçu le billet que je vous ai dépêché ?

— Oui, oui, j’avais oublié ce billet… Ainsi, ces deux hommes sont partis pour Québec…

— Avec une missive pour le Comte de Frontenac.

— Une missive expédiée, n’est-ce pas, par cette demoiselle de la Pécherolle ?

— Parfaitement.

— Dites-moi encore, mon ami, n’avez-vous pas été instruit de la venue en cette ville, hier ou avant-hier, d’une jeune femme accompagnée de sa servante ?

— Connaissez-vous les noms de ces femmes ?

— La servante se nomme Mélie, c’est tout ce que je sais. La jeune femme, m’a-t-on dit, s’appelle simplement la fille de Maître Jean.

— Je sais qui vous voulez dire, monsieur, et je suis informé de ces personnes depuis une heure seulement. La jeune femme a pour nom Sévérine Colonnier et elle est venue de Québec avant-hier en berline. Elle était accompagnée de sa servante Mélie.

— Vous devez savoir encore où ces deux femmes logent.

— Elles logent en la maison du sieur Bizard, lieutenant des gardes de Monsieur de Frontenac.

— Bon, bon, je vois, mon ami, que vous remplissez bien vos fonctions d’agent secret et de secrétaire. Je verrai au moyen de faire relever vos appointements, ainsi que vous me le demandiez ces jours passés. Allez donc vous restaurer pour revenir à sept heures et demie. Vous reviendrez avec quatre gardes.

Sans plus, le lieutenant de police quitta la salle de travail, pénétra dans une petite pièce qui pouvait servir de cabinet particulier et monta un escalier disposé dans un angle. Il atteignit un grenier sommairement aménagé en chambre à coucher que deux lucarnes éclairaient.

Là, le lieutenant se mit à marcher de long en large tout en méditant. Sa figure était sombre et empreinte d’inquiétude.

Après un assez long moment de marche, il s’arrêta devant une sorte de buffet duquel il tira une carafe d’eau-de-vie. Il but une large coupe pleine de cette boisson et reprit sa marche.

Un peu plus tard il murmurait le soliloque suivant :

— Se pourrait-il que j’eusse entrepris une vengeance qui va dépasser mes forces ? Pourtant, je veux, je veux… N’ai-je pas déjà un bon commencement ? Mathurin le Bourreau a été pendu. Maître Jean a été frappé à mort par de trop brusques émotions. Le comte de Frontenac est à peu près perdu. Je tiens en mes mains cet imbécile de Flandrin Pinchot. Bientôt, je pourrai tenir Bizard. Voilà ! Il y a encore d’autres comparses, c’est, vrai, mais ceux-là je les envoie simplement au diable. Non, ce serait folie de me décourager si tôt. Oh ! si ce n’était cette femme qui me reste sur les bras…

Il se tut.

S’il est vrai qu’au lieutenant de police il restait une femme sur les bras, il est évident que cette femme lui était lourde et l’embarrassait singulièrement. Et c’est peut-être la pensée de cette femme, dont il ne paraissait pas moult féru, qui l’avait porté à une première dépression morale. D’ailleurs il se disait :

— Je sais combien il est difficile, en certains cas, de lutter contre une femme avec avantage. La femme est née de l’intrigue pour mener l’intrigue, et elle possède au plus haut point le talent de conduire le mystère et le complot. Si elle recule devant la force brutale, jamais elle ne dédaigne ni ne craint la brutalité que lui inspire son imagination à double compartiment pour atteindre le but. Elle sait se servir des armes gracieuses et redoutables à la fois dont la nature l’a pourvue. Elle sait apitoyer comme elle sait rugir ; elle sait pleurer comme elle sait prier ; elle peut rire et mordre en même temps ; à son masque elle sait donner une expression angélique tandis qu’un démon agite tout son corps. Elle manie avec une égale dextérité et tour à tour la loyauté et la perfidie ; elle sait être sincère ou hypocrite. Il ne lui faut un rien de temps pour sauter de la plus belle vérité au mensonge le plus infamant, et, chose plus curieuse, c’est qu’elle peut et sait soutenir un mensonge plus fermement qu’une vérité.

Le lieutenant de police ne pouvait qu’être perplexe avec un tel adversaire, et il pouvait se sentir comme désarmé devant un ennemi qui pouvait déployer de telles armes.

— Oui, murmura-t-il de plus en plus pensif, il reste toujours cette femme et je n’ai qu’un moyen de m’en débarrasser, c’est de la tuer… de la tuer comme je tuerais une bête venimeuse. Eh bien ! je la tuerai, mais pas de suite. Nous aurons besoin de cette femme encore… Ah ! j’oublie que j’ai ordre de l’arrêter, et ordre de Son Excellence. C’est bien, je la ferai arrêter et jeter dans un cachot en attendant que je la fasse passer de vie à trépas.

Là-dessus, le lieutenant parut satisfait. Ses traits se détendirent, son visage s’éclaira, et on put même voir un sourire se jouer un instant sur ses lèvres.

Il alla boire une autre rasade d’eau-de-vie, puis se mit en train de se dévêtir. Quand il fut en chemise, il alla à un garde-robe d’où il tira de splendides vêtements : justaucorps de satin vert, gilet de soie rouge, culotte de soie jaune, bas blancs et souliers noirs.