Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

neur d’une confirmation de sa qualité devant la face de la ville, Flandrin était reconnu comme « capitaine ». Tout le monde l’appelait ainsi. Le gouverneur lui-même disait « Capitaine Flandrin » ; cela valait presque un parchemin. Au surplus, Pinchot n’avait qu’à savoir s’y prendre avec le gouverneur de Ville-Marie, et ce ne serait pas long qu’il décrocherait le parchemin tant souhaité.

Donc, s’il tenait toujours à son parchemin, il ne pouvait refuser de signer de son nom le parchemin qu’on venait de lui lire, par ce geste il se rapprochait encore des bonnes grâces du sieur Perrot. Ensuite, puisqu’on était en guerre, il fallait se battre quoi qu’il dût en résulter. Notre ami accepta donc la plume que lui présentait le notaire et il signa son nom. Broussol signa ensuite. Le notaire-royal, en dernier lieu, apposa une haute signature carrée un peu à la manière de LOUIS… Car jamais l’espèce humaine n’a tant singé qu’aux époques des grands rois !

Maintenant une pièce légale — et une terrible pièce encore — venait de naître, et ceux qui l’avaient mise au monde (et entre autres François Perrot qui l’avait conçue) ne se sentaient pas trop sûrs de leur coup ; car tous connaissaient le formidable adversaire auquel ils tentaient de se heurter, c’est-à-dire le Comte de Frontenac. Flandrin lui-même, après avoir mis son nom sur le parchemin, sentit qu’une vague inquiétude s’emparait de sa personne. Et quel homme, d’ailleurs, fût-il le plus fort, le plus audacieux, n’a pas tremblé un peu sur un coup de dés ? Et il faut bien reconnaître ici que l’acte de Perrot et des subordonnés était uniquement un coup de dés qui pouvait leur être funeste.

Mais l’acte était consommé et il n’y avait plus qu’à en attendre les effets ou les contre-coups.

Le notaire mit le précieux parchemin dans une belle serviette de cuir et s’en alla tranquillement.

Quand il eut quitté la salle le lieutenant de police demanda à Flandrin :

— Avez-vous pu, Capitaine, découvrir le domicile de ces deux femmes…

— Au fait, sourit Flandrin, vous me parlez de la fille de feu Maître Jean et de sa servante Mélie ? Eh bien ! vous ne le croirez pas plus que je ne l’ai cru moi-même : elles habitent la maison du sieur Bizard.

Broussol sursauta à cette nouvelle.

— Vous êtes certain ? fit-il d’une voix qui tremblait.

— J’en suis certain, pourvu que j’arrive à me convaincre que je n’ai pas rêvé. C’est pourquoi je suis revenu de suite sur mes pas et accouru chez monsieur le gouverneur pour vous faire part de cette nouvelle et pour vous demander en même temps si vous avez réussi à mettre la main sur cette Lucie.

— Nous avons manqué notre coup avec cette femme, elle n’était pas dans la maison de Bizard. Mais demain peut-être, sinon ce soir, la trouverons-nous là.

— Je vous le souhaite, mais sachez que c’est une coquine qui réussit toujours à se tirer des ailes. Si nous voulons mettre la main dessus, il faudra y aller avec circonspection.

— Demain, nous prendrons des mesures en conséquence, et je jure bien que nous mettrons la main dessus comme vous dites.

Agité et l’air inquiet, Broussol, après avoir proféré ces paroles, se leva brusquement pour se retirer.

— Allons, monsieur, cria Flandrin, ne partez pas si vite. Vu que j’ai faim et soif, je vous invite à boire et manger avec moi. Je vais appeler l’aubergiste.

— Non, non. Merci, capitaine, je suis forcé de vous refuser. Des affaires urgentes m’attendent ailleurs.

Il s’en alla.

Flandrin décida de se faire servir à souper dans cette salle où il serait tout à son aise pour réfléchir sur les choses qui l’importunaient ou le tracassaient. Il appela l’aubergiste et commanda eaux-de-vie, vins et mets abondants.

— Car, ajouta-t-il, mes occupations de ce jour ne m’ont pas permis de boire à ma soif ni de manger à ma faim.

L’aubergiste ne voulut pas manquer de se rendre à des besoins et désirs si justement formulés, et en moins de dix minutes, avec la dextérité et la rapidité qu’y mit le maître de la maison, Flandrin se trouvait abondamment servi.

— Voulez-vous, demanda l’accommodant aubergiste, que je mette à vos ordres, Capitaine, pour vos besoins futurs une de mes plus jolies servantes ?

— Non, merci bien. Une jolie fille m’ôterait certainement l’appétit en même temps que la faculté de réfléchir sur des choses importantes qui ne peuvent souffrir de retard.

Tout cela était raisonnable et n’exigeait nulle discussion. Flandrin demeura donc seul. Il but, mangea et… pensa. Au reste, il y avait longtemps qu’il sentait ce besoin d’être seul pour faire une revue nette des incidents de cette mémorable journée. Il avait, au surplus, la tête pleine de toutes espèces de visions.

Le souvenir de sa femme lui était revenu en même temps que celui de son petit et du collégien Louison, lequel il avait laissé à Québec sous les soins particuliers de la dame Babeux. Quelque chers, doux et même cruels que lui fussent ces souvenirs, Flandrin n’était pas sans autres « remembrances » et images ou visions. Toutes ces choses, va sans dire, se confondaient, flottaient vaguement, dansaient, tourbillonnaient sous l’atmosphère surchauffée de son cerveau… surchauffée d’abord par les soucis et les énigmes, ensuite par l’eau-de-vie que notre ami s’était administrée en premier lieu avec une étonnante liberté.

L’image qui le hantait avec le plus de ténacité était toujours celle de son ancienne amante, l’énigmatique et perfide Lucie. Décidément, cette femme lui donnait à la fin du fil à retordre. Comme il aurait voulu la savoir et la voir au fond d’un cachot, et mieux encore entre les quatre planches d’une bière. Car à la fin aussi cette femme lui faisait peur. Et voilà qu’elle était encore au large cette panthère ! N’arriverait-on donc jamais à la prendre et la museler ? De jour en jour elle devenait plus dangereuse. C’était une véritable vipère que cette femme, comme le pensait Pinchot, et une vipère qui rampe sans