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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Madame Perrot, salua d’une courte inclination de tête peut-être dédaigneuse Lucie dont le sourire ne paraissait pas moins dédaigneux. Car ici, il est bon de noter que les gens sans particule à cette époque affectaient assez de dédaigner ceux qui avaient le privilège d’être nantis d’une particule, tout comme les petits nobles et même les grands nobles ne manquaient pas de dédain pour les bourgeois. Perrot pouvait donc dédaigner un « Monsieur de Frontenac », mais il est à peu près certain que ce Monsieur de Frontenac méprisait de toute la force de son être « un certain sieur Perrot ». Et là encore ce fut une cause de leur longue rivalité à ces deux hommes.

Mme Perrot vit fort bien le sourire dédaigneux de la belle commerçante, et elle crut en même temps que dans les prunelles éclatantes de cette inconnue il y avait quelque admiration marquée pour son mari. Elle fronça les sourcils. Et si vraiment Perrot était jaloux de sa femme, elle, l’était-elle aussi de son mari ? L’histoire secrète qui reproche à Perrot quelques petites aventures galantes, n’en rapporte aucune, pas même l’ombre d’une sur le compte de l’épouse. Celle-ci pouvait à bon droit être quelque peu jalouse, puisqu’elle savait que son mari possédait un tempérament admiratif pour le beau sexe. Mais ajoutons, pour donner justice entière à Perrot, que s’il a aimé quelquefois hors de son foyer, il est prouvé qu’il aima toujours sa femme la première.

Pour revenir à notre histoire, Perrot ne s’apercevait pas des sentiments ou des expressions bizarres des deux jeunes femmes, tellement il était accaparé par le charme que la peau du renard blanc exerçait sur lui.

— Voyons, Madeleine, reprenait-il, je t’achète cette pelleterie. Sais-tu que tu seras délicieuse avec cette toison autour de ton cou ?

Cette fois le sourire de la jeune femme fut un sourire de bonheur et d’orgueil.

— Merci, François… oui, merci. Je tâcherai de te récompenser pour ce magnifique cadeau que tu me fais.

— Non ! Non ! Madeleine, ce cadeau je te le dois depuis longtemps.

Se tournant vers Lucie qu’il trouva souriante et sereine, il demanda :

— Combien, mademoiselle ?

— Dix mille livres, Excellence !

— Hein ! dix mille livres ? seulement ?… C’est fait. Tiens ! Madeleine, ajouta-t-il brusquement, garde cette pelleterie et admire-la tout à ton aise, j’accompagne mademoiselle chez mon intendant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout d’un quart d’heure, François Perrot revenait avec Lucie qu’il conduisait vers la porte de sortie.

— Mademoiselle, dit le gouverneur en se courbant devant la jeune femme, je compte bien que nous nous reverrons…

Il fut interrompu par des cris furieux et des jurons venant du dehors. Deux portiers sortaient précipitamment pour voir ce qui se passait d’extraordinaire. À ce moment, un cocher dont la livrée était toute couverte de poussière, tête nue et les cheveux en désordre accourait en gesticulant comme un enragé. Il criait en même temps :

— On a volé la voiture et l’attelage de Son Excellence… Tenez ! dit le cocher aux portiers venus à sa rencontre, voyez là sur le siège le malandrin qui m’a culbuté !

Et lui, le malheureux cocher, avait encore dit à Zéphyr l’instant d’avant en levant un poing menaçant :

— Ah ! coquin, je te retrouve… Et quoi ! après avoir volé la voiture et l’attelage de Son Excellence et maltraité son cocher, tu oses venir chez Son Excellence avec son équipage ?… Attends un peu !

Tout béant et n’osant croire qu’il tenait en mains l’attelage du gouverneur, Zéphyr demeurait perplexe et indécis sur son siège. Mais en voyant le cocher courir effectivement vers la demeure de Son Excellence et hurler « au voleur », Zéphyr comprit qu’il n’y avait là ni plaisanterie ni farce. Il se dit :

— Diable ! diable ! avons-nous commis une sottise, Polyte et moi ? C’en a tout l’air. Il me vaut mieux dégringoler d’ici avant que ça chauffe trop fort. Au diable ! madame et Polyte…

Il sauta, sans plus, sur le pavé du chemin et prit ses jambes à son cou, au grand amusement du gouverneur et de Lucie. Elle, avec sa présence d’esprit et son audace coutumière, eut tôt fait de raconter et d’expliquer la méprise manifeste de ses deux serviteurs.

Il arriva donc que les dames de la maison du gouverneur, et que le gouverneur lui-même rirent du meilleur cœur. Puis Son Excellence ordonna à son cocher poussiéreux et furieux de reprendre la voiture et de reconduire à son domicile Mlle de la Pécherolle…

XI

OÙ L’HISTOIRE NE SEMBLE PLUS TOUT AUSSI DRÔLE QUE L’AVAIT DE PRIME ABORD PENSÉ LE SIEUR FRANÇOIS PERROT.


La berline emportant Lucie, seule, (car Polyte sur l’ordre de la jeune femme était parti à la recherche de son frère jumeau) s’était éloigné depuis un peu plus de cinq minutes, qu’un personnage tout vêtu de noir se présenta à la porte de la demeure de Son Excellence. C’était le lieutenant de police. Il avait l’air inquiet et paraissait très agité.

— Je désire, dit-il brusquement au portier, entretenir sans retard Son Excellence.

— Son Excellence est en ce moment avec ces dames dans le grand salon.

— Allez le prévenir que je désire lui parler de choses urgentes.

Le portier se rendit auprès d’un laquais pour le notifier de la demande du lieutenant de police. Le laquais pensa qu’il ne fallait pas s’attirer l’animosité d’un personnage comme le lieutenant de police, et il alla prévenir le gouverneur. Celui-ci donna ordre au laquais de conduire le policier dans le cabinet de travail où lui, le gouverneur, allait se rendre dans quelques minutes.

Ainsi fut fait, et Broussol attendit patiemment le gouverneur dix minutes. Alors Perrot