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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Les affaires emportaient la galanterie.

— Excellence, vous êtes certainement un connaisseur, et vous ne pouvez que reconnaître qu’à ce prix mes pelleteries ne sont pas trop cher. Au reste, j’ai dit deux mille, et je n’ai jamais qu’un prix.

— Enfin, si c’est votre dernier mot…

— Mon premier et mon dernier.

— J’accepte pour deux mille livres. Mon intendant vous fera remise.

— Pardon, Excellence, si j’ai dit mon dernier mot. Car, voyez-vous, j’ai une autre offre à vous faire. Voici, ajouta la jeune femme, en tirant de sous son bras gauche la peau de renard blanc enveloppée dans une pièce de toile blanche, j’ai là quelque chose de particulier.

Elle défit le petit paquet et en tira le beau renard.

À cette vue le gouverneur poussa une longue exclamation.

— Ho-o-o-o !… Splendide ! splendide !… Madame… pardon !… mademoiselle, cette pelleterie est à moi !

— Je vous demande pardon à mon tour, Excellence, sourit malicieusement la jeune femme, elle est à moi cette pelleterie N’oubliez pas que je l’ai achetée… et à quel prix encore !

— Voyons ! voyons ! que m’importe, je vous la paye votre prix. Dites donc, mes amis, venez voir ça !

Il s’adressait aux deux autres personnages qui, à l’autre bout de la salle faisaient l’examen des pelleteries récemment achetées des Sauvages pour quelques carafons d’eau-de-vie.

Les deux hommes s’approchèrent respectueusement pour s’incliner devant la belle commerçante de pelleteries.

Le gouverneur tenait le renard par le museau, et il le secouait, le tournait en tous sens.

— Voyons ! sieur Beauclair, disait-il au marchand-fourreur, dites-moi ce que vous pensez de ceci.

Le marchand, évidemment un connaisseur aussi, gardait une physionomie grave. Il regardait sans parler la belle peau. Il ne la touchait pas. Le gouverneur continuait à la tourner et retourner, il l’élevait, l’abaissait dans la lumière d’un soupirail. À la fin, le marchand, sans sourire et avec sa gravité de commerçant qui n’entend pas parler à tort ou à travers, et aussi en lançant à Lucie un coup d’œil admiratif, proféra :

— Excellence, je dois dire que voilà une parure de reine.

— Ah ! mon ami, s’écria le gouverneur avec une certaine nervosité, j’avais pensé cette chose avant vous, ne vous en déplaise. C’est pourquoi je disais à Mademoiselle de la Pécherolle, ici présente (le marchand s’inclina encore gravement devant la jeune femme) que cette peau est mienne.

— Vôtre ?…

— Mais non… mais non, je veux dire à ma femme ; oui, je l’achète pour ma femme.

En ce temps-là — beau temps en vérité — on pouvait dire sans trop blesser l’étiquette « ma femme »… et ma femme était contente !

— Pour madame !… fit le marchand émerveillé.

— Certainement, pour ma femme, je l’ai dit. Quoi ! ma femme ne vaut-elle pas une reine ?

Il y eut dans le regard de Perrot, en même temps, un tel éclair d’orgueil que Lucie parut s’en étonner.

Ah ! c’est que François Perrot entendait prendre des airs plus grands que ceux de M. de Frontenac… plus grands, peut-être, que ceux du roi ! Et on le savait…

Mais déjà il disait à Lucie :

— Mademoiselle, si vous voulez me suivre. Nous allons près de ma femme. Elle est là-haut avec des amies. Venez… quelle surprise pour elle ! Décidément, mademoiselle, vous êtes non seulement jolie, mais affaireuse aussi. Je vous l’achète cette pelleterie, et vous me ferez votre prix.

Et nerveux de plus en plus, chaviré peut-être puisqu’il allait en consentant à l’avance et sans en rien savoir payer à Lucie le prix qu’elle allait demander de sa pelleterie, Perrot prit les devants pour conduire Lucie au premier étage. Il allait tenant toujours le précieux renard par le museau, le bras haut et étendu en avant comme s’il eut craint de détériorer la peau en la posant, par exemple, sur son bras. Lucie le suivait immédiatement non sans ébaucher un sourire assez malin. Puis, venait, comme en s’en doute, Polyte dont le sourire, à lui, était plutôt goguenard. Car il pensait ceci :

— Est-elle roublarde un peu, madame !…

Là-haut, le gouverneur courut à cette porte posée en vis-à-vis avec celle des gardes. On vint ouvrir. Celle qui ouvrait était une exquise jeune fille de pas plus de quinze ans et tout aussi blonde que Lucie. Polyte, en apercevant cette très belle enfant, ouvrit des yeux énormes d’admiration et, peut-être, de convoitise.

Mais de suite la jeune fille, reconnaissant le gouverneur, s’effaçait vivement pour laisser l’entrée libre. Mais de suite aussi Perrot appelait :

— Madeleine ! Madeleine !

Et il continuait de tendre au bout de son bras le beau renard.

Une jeune femme, de grande beauté et de belle distinction, quitta aussitôt un clavecin où elle jouait, et accourut auprès du gouverneur. Quatre autres jeunes femmes la suivaient. Et elle, Madeleine, l’épouse de Perrot, et ses amies demeurèrent béante de surprise et d’admiration en contemplant la splendide pelleterie.

Disons ici que Perrot avait épousé, six années avant, Madeleine Meynier, une nièce de l’intendant Talon. Elle rivalisait de beauté et de grâce, quoique brune, avec Lucie. Mais elle était plus jeune que Lucie d’au moins sept ans. Perrot — rapporte la chronique, était tout fou de sa jeune femme, il en était même jaloux, selon les dires de personnes qui l’enviaient peut-être. Et si nous disons qu’il était « fou » de sa femme, c’est pour la meilleure raison qu’il eut d’elle huit enfants !…

Or, Madeleine s’extasiait devant la riche et somptueuse pelleterie.

— Oh ! mon ami, où as-tu pris ce trésor ? demanda-t-elle tandis que ses yeux interrogateurs allaient de son mari à Lucie. :

— Ma chère Madeleine, voici la personne qui m’a apporté ce joyau ; je te présente Mademoiselle de la Pécherolle.