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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Saint-Gabriel pour atteindre la rue Saint-Paul où demeurait le maître de la ville.

La jeune femme ordonna à Polyte de la suivre avec le ballot et disait à Zéphyr :

— Quant à toi, Zéphyr, attends-nous ici. Je ne sais pas le temps qu’il faudra pour arranger mes affaires avec Son Excellence, mais il est certain que je ne resterai pas là plus d’une heure ou deux.

Suivie de Polyte, la jeune femme se dirigea vers la haute porte de la demeure seigneuriale. La grille qui la protégeait et la porte elle-même étaient ouvertes.

Un valet se tenait là. En voyant approcher cette belle jeune femme, le valet se courba.

Puis-je avoir un entretien avec Son Excellence, mon ami ? demanda Lucie d’une voix douce et d’une bouche souriante.

— Si madame veut entrer, et si elle veut attendre une minute, j’irai prévenir Son Excellence qui se rendra certainement, au désir de madame.

— C’est bien, mon ami, va prévenir Son Excellence de ma visite.

Le valet se dirigea tout au fond du vestibule, écarta de lourdes tentures sous une arcade et disparut.

Lucie dit à Polyte :

— Je vais te faire passer pour mon serviteur. Là où je serai conduite tu me suivras avec le ballot que tu portes.

— Je vous suivrai, madame, là où il sera nécessaire, répondit Polyte.

À droite, par une porte close on percevait des éclats de voix et des rires d’hommes qui paraissaient être en joyeuse humeur. Quelquefois aussi il était possible de saisir des bruits de carafes et de gobelets entre-choqués.

— Hem ! fit Polyte en ravalant une avide salive, il semble qu’il y ait là joyeuse compagnie. Si je ne fais pas erreur, madame, on s’amuse bien chez Son Excellence de Ville-Marie.

— Là, répliqua Lucie en indiquant la porte indiscrète, c’est la salle des gardes, portiers, huissiers et valets de Son Excellence. Ma foi ! il faut bien que le sieur Perrot fasse de belles affaires pour entretenir si belle et si gaie maison.

À gauche, par une porte, également close, faisant vis-à-vis à celle de la salle des gardes et huissiers, survenaient les sons mourants d’un clavecin. De là, quelquefois aussi, partaient des rires de femmes.

— Ho ! ho ! s’écria, une fois, Polyte émerveillé, serait-ce ici l’entrée du Paradis ?

À cet instant, le valet, toujours courbé en deux, revenait en tortillant un sourire contrefait.

— Madame, dit-il en hésitant. Son Excellence… désire savoir de quelle affaire vous désirez l’entretenir, car Son Excellence est très occupée en cette minute.

— Allez rapporter à votre maître, mon ami, que je suis une marchande de pelleteries. Voici le ballot que porte mon serviteur, et je n’ai pas crainte d’ajouter que ce ballot contient et renferme de précieuse peaux. Je me suis laissée dire que Sa Très Haute Excellence de Ville-Marie achète les belles pelleteries, et je suis venue lui offrir des peaux de la plus haute valeur.

— Ça suffit, madame. Je cours faire la communication à Sa Très Haute Excellence…

Cinq ou six minutes s’écoulèrent encore. Le valet reparut tout courant.

— Madame, Son Excellence a manifesté le désir de vous voir de suite… mais non, malheureusement, dans ses salons. Son Excellence est en ce moment dans sa salle d’échantillons où il est en train de faire l’examen de fort belles pelleteries. Si madame veut me suivre…

La jeune femme suivit donc le valet, Polyte venant à l’arrière-garde toujours chargé du précieux ballot.

Aux visiteurs le portier fit franchir cette arcade au bout du vestibule. Là, on traversa une petite salle, une antichambre, en l’espèce. On entra ensuite dans une salle spacieuse. Là, de nombreux sièges étaient rangés le long des murs. À une extrémité de la salle et posés vis-à-vis de deux hautes croisées on apercevait une grande table recouverte d’un tapis rouge avec un unique et haut fauteuil à médaillon. La salle était déserte à ce moment. Cependant, Lucie crut comprendre que cette vaste salle était celle dite « salle des audiences ». De là, le valet fit entrer ses visiteurs dans un couloir étroit et obscur. On fit quelques pas. Au bout du couloir on s’engagea dans un escalier conduisant aux sous-sols. L’escalier aboutissait à un long et large corridor horizontal. De chaque côté de ce corridor on voyait, malgré l’obscurité du lieu, de solides portes de chênes, toutes lamées de fer et cadenassées.

— Des salles basses… pensa Lucie.

Le corridor fut traversé dans sa longueur. Le valet s’arrêta devant une porte massive et frappa doucement. L’instant d’après, la porte s’ouvrait sur une vaste salle assez mal éclairée par quatre soupiraux soigneusement grillagés, et un laquais en livrée rouge s’effaçait.

Lucie allait entrer.

À l’instant même, un personnage sur hauts talons quittait une immense table chargée de pelleteries de toutes sortes et venait vivement vers la porte : ce personnage était François Perrot.

En apercevant la belle et jeune femme, il s’écria :

— Oh ! Madame, je vous demande bien pardon de vous faire introduire en ce lieu ; j’étais loin de m’imaginer recevoir une visiteuse aussi jeune et jolie.

— Merci, Excellence, pour le compliment. Rassurez-vous de suite, je suis aguerrie.

Ayant dit, la jeune femme se mit à rire doucement tout en promenant autour d’elle un regard sûr. Par ce regard assuré Perrot jugea que sa visiteuse était certainement « aguerrie ». Seulement, la beauté de la jeune femme l’avait tellement frappé qu’il ne put ou ne sut voir dans le regard assuré un éclair de joie inexprimable, Si cette joie secrète était inexprimable, elle n’était pas inexplicable : car Lucie voyait là, dans cette salle, et de ses plus clairs yeux… ou, bien mieux, elle surprenait le gouverneur de Ville-Marie dans le plus beau train du négoce. Et dire et penser que lui, ce gouverneur de Ville-Marie, avait l’été d’avant fait rapport à Monsieur Colbert que « Monsieur de Frontenac, à