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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Une reine en donnerait bien vingt mille livres. À vous, qui êtes plus jolie qu’une reine, je ne demande que dix mille.

La jeune femme sourit et, cette fois, daigna prendre en ses mains le renard. Comme elle pensait déjà, mais sans le dire ni le faire voir, c’était là une pelleterie rare, de beauté et de valeur sans pareilles. Elle savait à quoi s’en tenir et savait estimer parfaitement la valeur d’une pelleterie ; elle s’avouait aussi que le mendiant ne s’y connaissait pas moins qu’elle. Maintenant elle croyait dur comme fer que ce Brimbalon, cousin du poète Racine, était un véritable commerçant et non point un mendiant. Seulement, restait à savoir si véritablement Brimbalon était un honnête commerçant, comme il s’en était vanté.

Ici, il convient de rectifier la pensée de la jeune femme sur le compte du sieur de Brimbalon. Celui-ci, comme on s’en doute, avait inventé toute une histoire sur sa personnalité. Il n’était rien qu’un mendiant, mais un mendiant à l’aise sinon fortuné, et, va sans dire, il avait emprunté le nom de Racine et ne pouvait avoir aucun lien de parenté avec Jean Racine, grand poète et gentilhomme de la chambre du Roi. Si, enfin, le mendiant Brimbalon paraissait s’y connaître en pelleteries, voici l’explication qu’il en fournit lui-même. En effet, tandis que la jeune femme palpait la peau du renard blanc et se demandait à quel prix elle pouvait l’estimer, le mendiant se disait non sans un sourire de satisfaction :

— Je l’ai joliment emberlificotée, la donzelle. Elle a la conviction que je suis, non un mendiant comme elle l’avait d’abord pensé, mais un honnête et véritable commerçant. Je ne serais pas étonné de lui voir cracher dix mille livres pour ce renard blanc qui en vaut à peine cent. C’est très drôle ce métier. Ce qui n’est pas moins drôle, c’est que la délicieuse donzelle me croit le cousin du poète Racine… Ah ! oui, je pourrai rire longtemps de cette bonne farce. Tiens ! j’en tournerai quelques vers que je dédierai à Monsieur Racine. Autre chose qui ne manque pas de pétillant, c’est que ma « princesse » me prend pour un vrai connaisseur en pelleteries et fourrures. Ah ! au fait, je m’y connais, mais depuis quinze jours seulement, et cela grâce à mon ami trappeur qu’une nuit la princesse a bien failli envoyer au diable d’un coup de poignard. Oui, bien, mon ami trappeur m’a mis au fait de la marchandise. À présent, je veux être pendu tout comme Mathurin le Bourreau, si la donzelle ne me donne pas de tout le lot au moins dix mille livres. Je pourrais même en forçant la note et la gracieuseté…

Ici, le mendiant fut coupé court dans sa dissertation intérieure par la jeune femme qui lui dit :

— Monsieur Racine de Brimbalon, cette fourrure vaut à peine mille livres…

— Hein ! que dites-vous ?

Et le mendiant fit un bond d’horreur si expressive, que la jeune femme ne put retenir un bel éclat de rire.

— Je vous dis, reprit-elle lentement et avec un sérieux qui émut très fort, le mendiant, que cette pelleterie telle qu’elle, brute comme elle est, ne vaut pas plus de cent livres.

— Pas plus de cent livres !… Mais vous venez de dire mille livres…

— C’était pour rire.

— Ah ! mon Dieu ! madame, coupez-moi le cou de suite… vous m’accablez. Tenez ! si vous ne me soutenez pas, je vais m’évanouir… Quoi ! pas plus de cent livres pour ce joyau de reine ? Ah ! vous voulez rire encore, c’est certain.

— Je suis sérieuse… très sérieuse.

— De grâce… de grâce, madame, ne me faites pas pleurer, je vous en prie ! Tenez — je vois bien que nous ne pouvons pas nous entendre, je reprends ma marchandise et je cours voir Son Excellence de Ville-Marie. Lui… Elle… Son Excellence, enfin…

— Attendez ! attendez ! dit la jeune femme avec quelque précipitation.

— Pour me montrer galant à votre égard, je veux bien attendre, madame.

— Faisons un prix net, voulez-vous ? Je vous offre pour le tout dix mille livres or sonnant.

— Ô Seigneur du saint Paradis ! madame… Oh ! par sainte Brimballe, ma patronne ! que dites-vous… que dites-vous !

— Je vous dis que c’est mon prix… et à prendre ou à laisser !

— Hein ! laisser mes pelleteries ? jamais !

— Décidément, vous êtes juif, Monsieur Brimbalon.

— Madame, je vous en prie, ne me calomniez pas. Je vous assure que j’ai payé ces pelleteries quinze mille…

— Vous avez payé trop cher.

— Trop cher ? Je vous crois bien, s’il me faut perdre cinq mille dessus.

— Tant pis pour vous, je n’y peux rien. Sans doute, je les aime bien vos pelleteries, mais je ne saurais payer plus que ce qu’elles valent. C’est bien, emportez-les, et allez à Son Excellence de Ville-Marie, vous allez certainement la faire rire.

— Vous pensez ?

— Je le crois.

Le mendiant gratta son front, pinça son nez, palpa son menton et parut réfléchir tout en remettant en ballot sa marchandise.

Tout à coup il coupa court à sa besogne et dit :

— Tenez ! madame, nous allons nous entendre, puisque vous êtes jolie et gracieuse. Si vous daignez me promettre de faire encore affaires avec moi à l’occasion, je vous laisserai le tout pour douze mille.

— Non ! Dix mille… ou emportez !

— Voyons ! madame, soyez aussi compatissante et généreuse que vous êtes belle et bonne ! Ah ! si j’étais jeune… un peu plus jeune seulement, je vous gagnerais…

— Pensez-vous ? fit Lucie en éclatant de rire.

— Je le crois. Mais que voulez-vous, je porte mon âge et marche rapidement à la décrépitude. À chaque jour nouveau je refroidis, et je me doute bien que je glacerais votre jeune et chaud sang. Me voilà donc forcé de me laisser gagner. Oui, madame, belle et séduisante dame, vous me gagnez parfaitement. Mais si, encore, vous vouliez bien avoir la bonne grâce de me laisser baiser seulement le bout de vos petits doigts…