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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Quoi ! vous étiez là ?

— Pardon ! madame, j’étais à la représentation qu’en fit donner Monsieur l’intendant Talon en l’hiver de 1670 à Québec. Toute la ville fut présente, sauf, bien entendu, la mendicité et la racaille. Ah ! madame, quel poète que mon cousin !… Savez-vous que nous, des hommes, nous avons pleuré… nous avons même pleuré plus que ces dames !

Le mendiant s’exprimait avec une si belle facilité et il savait y mettre tant de sincérité, que Lucie croyait entendre la vérité. Elle était toute prête à admirer cet homme qui se disait cousin du grand et superbe Racine.

Mais déjà le mendiant, crainte que d’autres questions de son hôtesse sur ce sujet ne lui devinrent un embarras, reprenait le sujet d’affaires.

— Ainsi, madame, si vous le voulez bien et puisque les affaires, quoi qu’on dise, valent mieux que la poésie, nous parlerons de mes marchandises.

— C’est bien, monsieur, parlons-en. Mais avant, je vous prierai de les étaler là devant moi, car je tiens à voir avant d’entreprendre aucun marché.

— Vous allez être satisfaite, madame.

Le mendiant alla chercher le ballot, le défit et se mit à étaler sous les yeux de la jeune femme des pelleteries de toute beauté.

D’abord, deux peaux de renards noirs, puis un renard blanc, trois « argentés » et six roux. Vinrent ensuite dix castors du plus beau lustre, puis cinq visons et trois peaux très noires d’oursons.

Agenouillé devant la marchandise, le mendiant disait :

— Madame, vous avez sous les yeux les plus belles pelleteries, non seulement du Canada, mais de tous les pays du monde. Voyez le velouté de ces renards noirs… Voyez le super-soyeux de ce blanc… Ah ! ce renard blanc, madame… Tenez ! passez-le autour de votre beau cou… je vous assure que c’est d’un duvet plus fin que celui de l’hermine. Je vous dis de suite que c’est un bijou… essayez-le, madame, essayez-le ! Vous pourrez le faire façonner en tour de cou… hein ! ne sera-ce pas joli et très élégant ? Je vous jure que toutes les femmes du monde entier vous jalouseront, sans parler des beaux galants… Songez encore qu’en portant ce renard blanc, vous portez une fortune, car, croyez-moi, elle est la plus rare des pelleteries comme la plus riche. N’oubliez pas qu’on ne prend qu’un renard blanc dans sa vie, quand on le prend. Et il y a ces renards gris-argent qui sont d’une beauté à nulle autre pareille, vous n’oseriez le nier. Il y a ces roux qui sont aussi de grande beauté et de haute valeur. Et regardez bien ces castors, trouvez-moi les pareils, sans vous commander ! Et ces visons… Ma foi ! ils sont inestimables pour des visons ! Et, enfin, ces oursons, madame, rien de tels comme appuis-pieds. En hiver, durant les grandes froidures, vos mignons pieds posés sur ces peaux se tiendront chauds et vous n’aurez nullement à craindre les refroidissements. Une jeune et belle femme, permettez-moi de vous le dire, madame, puisque l’âge et la vie m’en ont donné l’expérience et la preuve, doit toujours garder ses pieds chauds, si elle veut conserver jeunesse et beauté. Bref, madame, vous ne sauriez trouver plus splendides pelleteries que celles que j’ai l’honneur de vous offrir.

La jeune femme regardait les pelleteries attentivement et paraissait en établir mentalement la valeur commerciale. Elle n’écoutait pas le mendiant, elle ne l’entendait peut-être pas. Toutes les puissances de sa pensée se concentraient sur la marchandise qu’on venait lui offrir en échange d’écus.

Le mendiant la vit immobile avec des yeux brillants fixés sur les pelleteries. Il sourit, croyant que la jeune femme était réellement avide de ces peaux, et il pensa qu’il pourrait demander les prix les plus exorbitants. Il dit encore, dans l’espoir de stimuler si possible l’avidité de son hôtesse :

— Voyez-vous, madame, une fois ces magnifiques pelleteries façonnées, il ne saurait y avoir au monde de plus exquises fourrures. Oh ! que de jolies et jeunes femmes s’extasieraient devant de tels joyaux ! Si je le voulais, je pourrais avoir une fortune de ces peaux. Mais, je vous l’ai dit, je suis honnête commerçant. Je ne veux pas duper. J’offre ma marchandise et je fais mon prix.

— Combien en demandez-vous ? interrogea brusquement la jeune femme.

— Combien ?… Ah ! voilà… D’abord, pour les renards noirs…

— Combien pour le lot, interrompit Lucie, peu m’importe le détail ?

Le mendiant se mit à rire.

— Ah ! ah ! vous aimez à vite aller en affaires. Quelle bonne fortune pour moi, c’est aussi mon genre, et nous allons nous entendre. Voyons, chère madame, vu que vous êtes jolie et que votre beauté et votre grâce m’impressionnent plus qu’il ne serait convenable de le dire, et vu aussi l’émotion que je subis devant vous — ce qui me fait un peu perdre mes habitudes d’affaires — je vous laisse tout ça… et notez bien que je vous rabats cinquante pour cent de l’offre que j’ai faite à Son Excellence Monsieur de Frontenac… Oui, madame, je vous laisse tout ça, et je m’en honore, quasi pour rien. Tenez ! je veux être large avec une jeune et belle femme…

— Combien ! Combien ! fit impatiemment Lucie qui, au fond, se moquait joliment des compliments surmultipliés du vieux mendiant, fut-il même gentilhomme. Car, disons-le, la jeune femme ne cessait pas de chercher à tirer le meilleur profit qu’elle pourrait faire de ces pelleteries.

De son côté, le mendiant vit ses calculs dérangés par l’impatience de sa cliente. Il voulut faire un chiffre qui serait pris au bond et n’entrainerait nulle discussion.

— Combien ! Combien ! répéta la jeune femme avec plus d’impatience.

— Pour le lot, madame ? Voici : c’est vingt-cinq mille livres !

— Trop cher !

— Ho ! madame ! madame ! que dites-vous ! s’écria le mendiant avec un air scandalisé. Trop cher… quand ce renard blanc à lui seul vaut dix mille livres comme un denier ? Touchez ce renard blanc… c’est une fortune, je vous dis.