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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

seconde. Pour le joli sexe, que j’admire avant tout, je ne me pardonnerais pas une telle faute et moins encore auprès d’une jeune femme d’une aussi séduisante beauté que la vôtre.

Et le visiteur se courbait encore, à croire qu’il allait toucher du front la pierre du perron. C’était un homme superbement vêtu d’un beau justaucorps de satin brun tombant sur une culotte de soie noire. Un bourgeois !… Et un bourgeois, quoique âgé, aux plus belles manières. Oui, c’était un bourgeois au lieu d’un vil et repoussant loqueteux que la jeune femme s’attendait de voir. Sa surprise pouvait donc s’expliquer sans argumentations.

— Mais qui êtes-vous… mons… ? interrogea Lucie.

Elle fut sur le point, de dire « monsieur  » sinon « monseigneur ». Au surplus, elle voyait derrière le visiteur un laquais en belle livrée et porteur d’un ballot quelconque. Le laquais, bien stylé, s’inclinait respectueusement derrière celui qu’il accompagnait.

Cependant le visiteur revenait lentement et gracieusement de sa longue courbette ; et alors, dans les beaux habits et les dentelles qui les paraient au col et aux manches, sous la magnifique perruque noire qui tombait sur les épaules de l’homme en flots onduleux, la jeune femme crut reconnaître son homme : le mendiant Brimbalon de la basse-ville de Québec.

C’était extraordinaire.

Incapable de parler sur le coup, la jeune femme s’effaça pour laisser entrer le « personnage », lequel entra effectivement après avoir fait signe au valet de le suivre.

Une fois dans la salle, le visiteur commanda au laquais de déposer près de la porte le ballot qu’il portait et lui donna congé. Alors seulement la jeune femme referma la porte. Puis elle demeura debout, près de cette porte et resta figée par la stupeur que lui causait la transformation du mendiant.

Lui n’eut pas de peine à deviner ce qui se passait dans l’esprit de la jeune femme. Il sourit avec une certaine malice et dit :

— Je vois, Madame, que votre surprise vous fait omettre de m’offrir un siège… Si vous le permettez, je donnerai à mes vieilles jambes le repos dont elles ont besoin.

Il alla prendre un fauteuil et s’y assit avec un sans-façon qui pouvait friser l’impertinence. Lucie semblait incapable de sortir de son hébétude. D’ailleurs, depuis un moment elle ne voyait ni n’entendait rien. Elle était toute prise par le travail ardu de sa pensée. Elle se tourmentait pour arriver à reconnaître la véritable identité de son visiteur dont les manières ne le cédaient en rien à celles des plus grands bourgeois de la capitale de la Nouvelle-France ou même de ceux de Ville-Marie.

Très souriant et sans la moindre gêne, le père Brimbalon, puisque c’était lui, reprit :

— Belle et gracieuse dame, je veux bien vous donner l’explication que me demande avec tant d’insistance l’éclair de vos jolis yeux. Vous m’avez pris pour un mendiant, mais je ne suis point un mendiant…

— Mais qu’êtes-vous donc alors ? put enfin demander la jeune femme en allant prendre un siège assez éloigné de son visiteur.

— Mon Dieu ! un commerçant… rien qu’un honnête commerçant en pelleteries ni plus ni moins — sauf bien entendu le nom et le rang — que sa grandissime Excellence Monsieur le Comte de Buade Frontenac, gouverneur…

— Que dites-vous ? s’écria la jeune femme en sursautant de surprise à l’allusion émise par le mendiant.

— Je dis ce que vous ne pouvez pas ignorer… c’est-à-dire tout ce que reproche à Son Excellence de Québec Son Excellence de Ville-Marie que notre bon et saint Seigneur-Dieu garde et honore longtemps. Oui bien, belle dame, après le refus que me fit essuyer… Ah ! pardon ! je vous ai dit l’histoire hier, et j’allais par oubli me redire. Je reviendrai sans plus à ma personne, votre très dévoué serviteur… Je suis donc un honorable commerçant en pelleteries. Seulement, après avoir acquis des valeurs comme celles que vous savez et qui vont faire dans l’instant l’objet de notre marché, j’ai usé d’un truc pour n’en pas être dépouillé par les maraudeurs et les malandrins : je me déguise en mendiant.

— Ah ! ah !

— Oui, oui, excellente dame et surtout séduisante dame, je vous avoue que les malandrins ne sont jamais tentés de se jeter sur les dépouilles l’un pauvre mendiant.

— Mais… ces pelleteries, où sont-elles ?

— Là, madame, dans ce ballot. Ne l’avez-vous pas deviné ? Hier, je les portais dans ma besace ; mais aujourd’hui, en affaires que je suis avec une dame distinguée et surtout belle et exquise, je reprends mon rôle de bourgeois aisé.

— Ah ! vous êtes aisé ?

— Dame ! assez. Ne le voyez-vous pas ?

— Oui, sourit moqueusement la jeune femme, je vois bien que vous avez l’air tout à fait à votre aise.

— À l’aise avec les dames, avec les jolies dames surtout, comme à l’aise avec les écus. Voilà donc, madame, dans ce ballot…

— Mais votre nom… vous ne me l’avez pas dit ?

— Je ne saurais refuser de répondre à cette trop juste question, puisque entre gens d’affaires il importe de se connaître. Je m’appelle Louis-Jean Racine, sieur de Brimbalon.

— Seriez-vous apparenté au poète qui actuellement soulève l’admiration de la France entière, et j’oserais dire du monde entier, surtout depuis qu’il a produit, en 1668, sa fameuse tragédie « Andromaque » ?

— En réalité, madame, je suis un parent de ce grand et très illustre poète. Nous sommes cousins, lui et moi, sauf que moi, madame, je ne suis point Janséniste.

Et le mendiant décochait à la jeune femme un coup d’œil sarcastique, car il voulait par là faire allusion au protecteur de la jeune femme, M. de Frontenac.

Mais de suite il reprenait pour éviter de mettre en éveil la méfiance ou les suspicions de son hôtesse :

— Madame, vous avez dit la vérité en qualifiant « fameuse » l’Andromaque de mon cousin, je m’y connais.