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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Elle a repris son ancien métier de fille d’auberge, répondit Polyte.

— Et à la taverne du Coq-en-Pâte au bout de la rue Saint-Jacques, compléta Zéphyr.

— Bien, je suis contente de savoir cette nouvelle, sourit la jeune femme. Demain, au cas où vous ne partiriez pas pour Québec ce soir, je vous donnerai quelques instructions au sujet de cette jeune femme. Depuis assez longtemps j’ai un plan qui me trotte par la tête, un plan qui ne manquerait pas de faire souffrir cet imbécile de Flandrin Pinchot. Oui, l’imbécile de Pinchot… Savez-vous, mes amis, que cet imbécile-là aime sa femme ? qu’il l’aime toujours ? Eh bien ! j’aurais là un bon coup à faire : frapper Flandrin droit au cœur !

La voix de la jeune femme était devenue dure et saccadée, et son beau visage avait pris une expression si féroce que les deux bravi furent secoués par un frisson de peur. Mais elle retrouva aussitôt sa physionomie ordinaire, et ce fut un étrange contraste que de voir sur ses traits et dans l’éclat limpide de ses yeux noirs une expression très nette de douceur et de bonté. Elle continua à parler ainsi :

— Pour aujourd’hui, ou du moins en attendant que j’aie arrangé mes affaires avec Son Excellence de Ville-Marie, vous pourrez vous amuser un peu, mes amis. Je vous conseille même de me laisser dès maintenant et d’aller en quelque taverne passer le temps. Brimbalon va se présenter ici bientôt et il ne faut pas qu’il vous voie. Tenez ! si vous alliez faire un brin d’amour à la femme de Flandrin au Coq-en-Pâte ?…

Tous trois se mirent à rire aux éclats. Puis Zéphyr et Polyte se levèrent pour prendre congé. Là, la jeune femme parut se raviser tout à coup.

— Quoi ! où ai-je la tête ? Je vous dis d’aller vous amuser et j’oublie qu’il me faudra une voiture pour me rendre chez le sieur Perrot, dès que j’aurai conclu un marché avec le mendiant Brimbalon. Il importe donc, en premier lieu, que vous alliez me louer une berline quelque part dans la ville, et vous reviendrez sur les trois heures.

— Madame, répondit Polyte, nous allons nous conformer à vos désirs.

Ils se retirèrent, lui et Zéphyr, en se courbant profondément devant la jeune femme.

Dehors, Zéphyr, demanda :

— Voyons, mon cher duc, savez-vous où trouver en cette ville étrange une voiture pour dame, berline ou carrosse ?

— Mon cher marquis, je connais l’auberge de la Coupe d’Or où, m’a-t-on dit, l’aubergiste se fait loueur.

— Oui, mais n’est-il point dangereux pour nous…

— Baste ! marquis, au diable Maître Simonneau l’aubergiste. S’il fait seulement mine de regimber, nous lui percerons peau, ventre et tripes.

— Vous parlez bien, duc… allons à la coupe d’Or !

Les deux compères dirigèrent leurs pas vers la rue Saint-Jacques. Là, stationnant devant la devanture d’un magasin, ils purent remarquer une magnifique berline attelée de deux chevaux noirs qu’on pouvait de suite reconnaître pour des bêtes de prix. Sur le siège un cocher en livrée noire paraissait sommeiller.

— Tiens ! dit Zéphyr, voilà notre affaire ou je me trompe fort.

— Parfaitement, et mieux même que notre affaire, du vrai luxe que cet équipage ! comme je suis l’aîné, je monte dedans et me prélasse sur son beau capitonnage : toi, à titre de cadet, tu grimpes sur le siège. Allons ! une, deux…

Ce disant, Polyte courut à la berline et pénétra dans l’intérieur. De son côté. Zéphyr sauta sur le siège du cocher en criant :

— Ouste-là ! en route…

Le cocher sortit de ses rêves comme Zéphyr lui retirait les rênes des mains.

Les chevaux partirent.

— Holà ! vous… que faites-vous ici ? s’écria le cocher tout ahuri.

— Rassure-toi, mon ami, nous allons faire une petite promenade.

Le cocher n’avait nullement l’air rassuré, et, en outre, il ne paraissait pas très amusé des perspectives d’une belle promenade en berline. C’est pourquoi, il voulut reprendre son bien et ses droits, c’est-à-dire les rênes et son titre de cocher ; seulement, il n’était pas le plus fort. Zéphyr, nous le savons, était un colosse tout comme son frère jumeau, Polyte, et il ne lui fallut donner qu’un coup d’épaule pour envoyer le cocher rouler sur le chemin rocailleux. Le pauvre diable dut s’assommer, puisqu’il parut demeurer inanimé. Et la berline filait au grand trot de son attelage.

— Où me conduis-tu ? interrogea de l’intérieur de la voiture, Polyte.

— Tu ne devines pas ? nous allons voir la belle Chouette au Coq-en-Pâte, car il est trop tôt pour aller chercher Madame.

Et Zéphyr, ricanant, fit claquer le fouet sur la croupe luisante de l’attelage, et la berline roula avec fracas vers cette taverne si curieusement nommée le « Coq-en-Pâte ».

Laissons filer la berline et revenons à Lucie.

Demeurée seule en cette grande salle où nous l’avons vue tout à l’heure, la jeune femme se mit à réfléchir. Sa pensée, cependant, ne se posait pas sur les sournoises combinaisons qu’elle avait élaborées contre le gouverneur de Ville-Marie ; la jeune femme était revenue, en esprit, à la matinée de ce jour et en l’auberge de la Coupe d’Or. Or, si on se le rappelle, Flandrin avait remarqué dans la salle du billard la belle jeune femme à cheveux roux, de laquelle il avait tiré une ressemblance lui remémorant l’image d’une autre jeune femme qu’il avait aimée. Cette jeune femme à cheveux roux n’était autre que Lucie, laquelle, comme nous pouvons le voir, possédait bien l’art de changer quelque peu de physionomie. Mais comment Lucie avait-elle pu quitter le billard, monter au premier étage de l’auberge, et reprendre sa chevelure blonde et, pourrait-on ajouter, ses traits ordinaires ? C’était le secret de la jeune femme sans doute, quoique, à la vérité, une porte intérieure du billard communiquât avec les cuisines. On peut comprendre que la jeune femme avait, à un moment donné, passé aux cuisines et, de là, monté à l’étage supérieur. Et encore pouvait-elle