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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

tre une parole ou un son, il a du moins ses yeux, et de ses regards sanglants il foudroie cette femme.

Elle se met à rire et fait un signe aux quatre hommes qui se penchent sur Flandrin. On le soulève, on le porte à la fenêtre et, là, v’lan ! on le jette « pardessus bord » ! Quelle plongée pour Flandrin. Pour un peu il croirait tomber en enfer ! Il descend avec une vitesse qui lui donne vertige et nausée et va s’abattre sur un tas de fumier jeune et chaud. On dirait qu’on a entassé là exprès ce fumier dans le dessein de lui faire un lit. Flandrin est tout pâmé et tout étourdi ; pourtant il peut voir encore ce qui se fait au-dessus de lui et autour de lui. Il voit un câble pendre de sa fenêtre jusqu’à ce tas de fumier, et par le câble descend son ancienne amante… elle se laisse glisser avec une sûreté et une grâce qui ne manquent pas de faire naître admiration dans le cerveau quelque peu embarrassé de Flandrin. Puis, par le même cable ce sont les quatre hommes qui descendent à leur tour. Flandrin se demande déjà ce qu’on a l’intention de faire de sa personne. Va-t-on l’enterrer sous ce tas de fumier ? Sans doute, mieux vaudrait six pieds de terre que six pieds de fumier… Et Flandrin voudrait bien exposer ses désirs et dernières volontés… Mais, voilà Zéphyr — oui le cruel et barbare Zéphyr — qui, d’un rude coup du pommeau de sa rapière porté au front assomme Flandrin. Lui n’a pu résister à ce coup, et il s’évanouit… s’il ne meurt pas tout à fait…

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En bas, la salle était en tumulte. Les figures était pâles, les regards perplexes, et l’on sentait qu’un grand malaise bouleversait tout le monde. Et le malaise s’était aggravé du fait que deux jeunes femmes s’étalent évanouies dans la salle de billard. Quoi ! s’évanouir pour si peu ? Oui, mais le cri poussé par cette femme « qu’on égorgeait » avait été si effrayant…

Dans les cuisines, on n’était pas mieux à l’aise. Les marmitons, craintifs, se tiraient des coins ou de sous les tables, et tous avaient une tête de revenant. À son tour, l’aubergiste se hasarda à sortir de sa huche, et, dans un autre moment, sa mine effarée aurait prêté à rire. Personne, à la vérité, ne songeait à rire.

D’ailleurs il y avait là un personnage grave et sombre et silencieux au point que les marmitons, fort désireux de s’entretenir de l’événement, n’osèrent émettre la moindre parole : ce personnage était Broussol, le lieutenant de police de François Perrot. Le lieutenant de police était silencieux et immobile. Il regardait l’escalier, mais ne paraissait pas décidé de le monter. Avait-il peur ? L’aubergiste le vit, et, sautant hors de sa huche, demanda :

— Ah ! dites-moi, Monsieur, c’est donc le diable que ce Capitaine Flandrin ?

— Peut-être bien ! sourit Broussol. Allons voir là-haut, ajouta-t-il, seulement personne ne devra nous suivre.

La recommandation était bien inutile, car personne ne songeait à s’aventurer à aller voir ce qui pouvait se passer à l’étage supérieur : chacun s’imaginait qu’un drame sanglant s’y déroulait.

L’aubergiste, moins que tout autre, tenait peu à monter ; mais il ne pouvait regimber au nez du Lieutenant de police. Tout tremblant et livide, il donna ordre à ses valets de reprendre la besogne interrompue, et bien à contre-cœur, il suivit Broussol à l’étage supérieur. Il avait dit d’abord :

— Allez d’avant, Monsieur, j’ai pour habitude de laisser mes hôtes distingués passer les premiers.

Le policier sourit encore et monta.

Là-haut, comme on le devine, rien. On fouilla toutes les chambres, celle de Flandrin Pinchot la dernière. Là, Broussol devina en partie ce qui s’était passé : lu fenêtre ouverte et son câble qui y pendait encore était pour lui une quasi-révélation. Broussol regarda dehors, et il vit les laquais d’écurie en train de faire paisiblement leur besogne journalière. Naturellement, Flandrin n’était plus sur son tas de fumier, à moins qu’il ne fût dessous… Et ceux, aussi, qui l’avaient jeté par la fenêtre, n’étaient pas en vue. Donc, le drame était consommé.

— Monsieur, fit remarquer l’aubergiste à Broussol qui paraissait réfléchir devant la fenêtre, c’est bien la première fois qu’une telle aventure se passe en mon auberge. Jamais il n’y a de désordre, jamais de bagarre, car je ne le souffrirais point. Aussi, je vous prierai de ne pas faire à Son Excellence de mauvais rapport sur mon compte.

— Soyez tranquille, Maître Simonneau, répondit Broussol, j’arrangerai la chose sans qu’il vous en cuise un brin.

Les deux hommes, après avoir recomposé leur physionomie respective, descendirent pour annoncer que le Capitaine Flandrin et une servante de l’auberge avaient monté une simple farce. La chose, tout de même, parut louche aux yeux des clients, et la farce, pour eux, avait un double sens qui ne laissait pas de les faire réfléchir ; mais on parut accepter cette solution comme vraie. Chose certaine, on se sentait apaisé : il n’y avait pas eu meurtre. Un quart d’heure après, l’événement mystérieux semblait oublié.

VIII

LE MÊME TRIO


Oui, exactement le trio que nous avons connu à Québec, c’est-à-dire cette belle et énigmatique Lucie et les deux agents de M. de Frontenac, Zéphyr et Polyte Savoyard. Nous les retrouvons, vers une heure de relevée, en une maison qui se dresse, de l’autre côté de la rue Saint-Jacques, sur la pente d’un ravin, lequel, plus tard, allait devenir la rue Craig. Cette maison était de pierre et, hormis le rez-de-chaussée, elle avait un étage sous sa haute toiture. Elle avait été bâtie quelques années auparavant par un parent du bon Monsieur Olier. Ce parent étant mort deux ans après, la maison avait passé par les mains de trois ou quatre acquéreurs pour devenir, en définitive, la propriété du sieur Bizard, lieutenant des gardes de M. de Frontenac. Bizard s’était fait de cette maison un pied-à-terre chaque fois que son service l’amenait à Ville-Marie. Donc rien d’étonnant que nous trouvions là Lucie et les deux agents de Frontenac.

D’extérieur, la maison avait un aspect bour-