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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

paraissait porter le masque d’un revenant ou d’un spectre, lui faisait peur à la fin.

Broussol s’assit à la table de Flandrin, jeta à ce dernier un regard sévère, puis proféra rudement :

— Hé quoi ! Capitaine, n’avez-vous pas surveillé l’homme que je vous ai dit ?

Flandrin s’emporta malgré lui.

— Sang-de-bœuf ! votre homme, monsieur, ne le savez-vous pas ? il est parti ! Et, maintenant, sais-je seulement où il reste ?

— Il fallait le suivre ! rétorqua durement le policier.

Flandrin, avec son sang échauffé par de copieuses libations de vin, allait répliquer vivement… quand il demeura béant. Oui, béant… car du fond des cuisines survenait un cri de femme… et non un cri de joie, loin de là : c’était un cri de détresse. On aurait pu même, à la rigueur, penser que ce cri venait d’une femme qu’une main barbare quelconque égorgeait. Aussi bien, toute la salle avait bondi ou d’effroi ou de stupeur, et Flandrin en fut doublement impressionné. Il avait d’ailleurs, le premier, sursauté sur son siège, puis s’était levé comme pour s’apprêter à faire face à un danger. Et puis, ce cri de femme… oui, est-ce que Flandrin n’y avait pas reconnu le son d’une voix mélodieuse… la voix de cette jeune et jolie servante en escarpins rouges ?…

Non, décidément, il n’en fallait pas davantage à Flandrin Pinchot.

— Sang-de-bœuf ! cria-t-il d’une voix retentissante, qui égorge-t-on par là ?

Et il s’élança vers les cuisines… il s’élança la rapière au poing. Il enjamba, pour ainsi dire, la salle commune, et arriva comme un bolide au cénacle des marmitons. Et quel air terrible il vous a ! Il fait peur. De même qu’en la salle on s’est vivement et prudemment écarté sur son passage, aux cuisines on fait nettement place. Les marmitons se sont jetés et aplatis dans les coins ou sous les tables ; l’aubergiste, pour plus de sûreté, s’est engouffré au fond d’une immense huche. On pense que cet homme armé d’une effroyable rapière va tout massacrer. Pourtant Flandrin se moque pas mal de la valetaille effarouchée… il cherche la femme qui a crié… celle qu’on a égorgée et son égorgeur. Oh ! gare à celui-là ! Mais Flandrin n’aperçoit nul égorgeur et nulle femme égorgée… Pourtant… Eh bien ! oui, là, dans l’escalier encaissé de bois blanc qui va en haut, n’a-t-il pas aperçu une jambe de femme que termine un escarpin rouge ? Cela vient justement de disparaître dans l’escalier.

Sans faire ni une ni deux, Flandrin court à l’escalier. Là-haut, il voit disparaître, cette fois, deux jambes de femme et deux escarpins rouges. C’en est assez : il a reconnu la jolie servante qui lui a demandé de surveiller l’aubergiste.

Flandrin monte, il enjambe trois marches à la fois. Malgré toute la vélocité qu’il y a mise, notre ami arrive trop tard : il ne voit plus rien. Seulement, il a entendu une porte se fermer avec une violence extraordinaire, et il croit savoir quelle porte a fait ce fracas. Il y va en deux sauts. Ah ! mais, diable ! c’est la porte de sa chambre !… N’importe ! il tente de l’ouvrir : la porte résiste. Voyons ! un coup d’épaule… la porte craque et s’ouvre. Flandrin est dans sa chambre. Oui, mais il ne s’y trouve pas seul… quel tableau dans la lumière du soleil qui entre en flots dorés par la fenêtre ouverte ! Une belle jeune femme, aux cheveux d’or, lui sourit ; elle est là debout et elle paraît l’attendre.

Oh ! mon Dieu ! Flandrin reconnaît brusquement son ancienne amante de Québec… la mystérieuse Lucie ! Est-ce possible ? Flandrin demeure tout ébaubi… Mais si ce n’était que cette femme, si belle qu’elle soit ! Non… il y a là d’autres personnages que Flandrin reconnaît trop bien : deux escogriffes qui lui font face et qui le menacent de rapières non moins terribles que celle qui tremble dans la main de Flandrin.

Et lui, Flandrin, regarde ces deux hommes, puis cette femme… Son regard exprime d’abord la surprise ; mais c’est tôt fait. La colère survient en rafale quand ses yeux se posent à nouveau sur les deux matamores qui ricanent. Il s’écrie :

— Comment ! c’est vous autres encore… et ici en cette auberge et en ma chambre ?

Oui, comme il les reconnaît bien ces deux riboteurs qui l’ont assailli à son départ de Québec, ce sont toujours ces deux louches agents de M. de Frontenac : Polyte et Zéphyr Savoyard. Flandrin, de suite, voit rouge. Mais non plus le rouge des escarpins de la jolie servante, puisque celle-ci n’est pas là. Il voit rouge-sang ! C’est pourquoi, sans réfléchir et poussé par un vieux reste de rancune et, peut-être aussi, par un désir trop ardent de revanche, il se rue contre les deux ribauds. Il va certainement, à voir son élan, les perforer tous deux ou les pourfendre… Mais non ! il n’a pu faire que deux pas : par derrière ont surgi deux bras inconnus qui enserrent son cou à l’écraser, tandis que deux autres bras ont saisi ses jambes. Flandrin échappe sa rapière. Il veut lâcher un terrible « sang-de-bœuf », mais impossible : il se produit au moment même une prodigieuse culbute, et Flandrin s’abat lourdement sur le plancher avec les deux « dogues » (car il lui semble être la proie de deux chiens enragés). Il tombe sur le front et le nez et manque de s’assommer. Dans sa rage il veut rugir : impossible encore. Prestement, Polyte Savoyard lui pose un bâillon sur la bouche. Puis, non moins rapidement Zéphyr lui ligote les bras, après quoi, l’un des inconnus qui l’ont pris par derrière à l’improviste lui lie les jambes et les pieds. De sorte que Flandrin se voit maintenant plus inerte qu’une statue renversée de son piédestal.

Ses ennemis l’ont tourné sur le dos afin qu’il puisse se réjouir la vue de la lumière du soleil, sinon de la beauté féroce de la jeune femme qui le nargue ainsi :

— Cette fois, mon grand Flandrin, sois bien sûr qu’on ne joue point ici la comédie des salles basses de Monsieur de Frontenac ; ici, comme tu vas le voir, on ne sort par où l’on est entré. Ici, la comédie que nous jouons est plaisante, tu vas voir. Nous allons rire, et je compte bien que tu riras avec nous !

Flandrin ne pouvait mouvoir que ses yeux. Que dire à cette belle femme qu’il avait aimée et qui, à présent, le tenait dans un piège fort savamment préparé. Si sa bouche ne peut émet-