Page:Féron - L'homme aux deux visages, 1930.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
L’HOMME AUX DEUX VISAGES

cellence daigna cesser d’écrire. Elle se renvoya sur le dossier de son fauteuil, fit un geste de congé au laquais qui attendait des ordres, puis demanda seulement au visiteur :

— Quelles nouvelles apportez-vous ?

— Excellence, j’accours vous informer que notre homme est arrivé.

— Ah ! ah ! il a tenu parole… fit le gouverneur avec une manifeste satisfaction.

Il est bon de dire ici que le sieur Perrot était un homme instruit, très courtois, mais très autoritaire… autoritaire tout autant que l’était Monsieur de Frontenac, gouverneur du Canada. Si, comme gouverneur général, M. de Frontenac n’entendait pas être dirigé par qui que ce fût dans le pays, le sieur Perrot, gouverneur particulier, entendait de son côté être son unique maître, du moins dans son gouvernement de Ville-Marie, de sorte qu’il passait outre aux édits et ordonnances venus de Québec pour la gouverne du pays en général. François Perrot était issu de parents pauvres, et, pauvre lui-même — plus pauvre que M. de Frontenac — il avait longtemps postulé un poste qui lui donnerait la fortune, tel que celui qu’il occupait. Depuis les quatre années qu’il dirigeait son gouvernement de Ville-Marie, il n’avait pas perdu son temps, et il avançait rapidement dans l’amélioration de ses affaires personnelles. Il ne lui faudrait que quelques années, comme il pensait, pour s’amasser un riche patrimoine et assurer l’indépendance matérielle de ses futurs héritiers. Faut-il ajouter qu’il aimait le luxe, la bonne chère, les vins excellents et les belles femmes, toutes bonnes choses, à la vérité, qu’il est permis à tout homme de désirer et que, de fait, tous les hommes désirent. Et si, encore François Perrot possédait des qualités intellectuelles remarquables, il ne manquait pas de défauts de caractère : il était hautain et vaniteux, se croyait supérieur à tous ceux-là qui composaient son entourage, et, peut-être, se croyait-il supérieur au roi lui-même. Ce caractère nous fait de suite comprendre pourquoi Perrot était entré en lutte ouverte avec le comte de Frontenac dont il répudiait l’autorité sur lui-même et dans son gouvernement de Ville-Marie.

Après avoir paru réfléchir une minute, il prit une prise de tabac qu’il aspira avec délice. Puis il dit :

— Je vois, Monsieur, que vous avez bien travaillé depuis les quelque vingt-cinq jours que vous êtes à mon service, et je suis tout disposé à vous accorder les appointements que vous avez demandés. Oui, je voulais avoir un agent de police habile, actif et discret sur qui je pus me reposer entièrement, et il ne me répugne nullement de reconnaître que vous êtes l’homme que j’avais rêvé.

Le lieutenant de police sourit, s’inclina et dit :

— Votre Excellence est trop bonne… elle me comble.

— Ne vous ai-je pas dit déjà que je sais reconnaître les services qu’on me rend et surtout les apprécier ? C’est pourquoi j’inscris de suite pour mon intendant le chiffre des appointements que vous désirez. J’écris donc :

« Portez à trois mille livres par an, plus frais de déplacements, les appointements du sieur Philippe Broussol, lieutenant de ma police. »

— Voilà ! conclut-il. Et maintenant parlons de ce Flandrin Pinchot. Il faudra l’embaucher dans notre police, afin qu’il soit continuellement sous notre main et que nous sachions où le prendre lorsque nous en aurons besoin. Vous m’avez dit qu’il aime à s’entendre appeler Capitaine ? C’est bien, nous en ferons un capitaine aussi longtemps que nous en aurons besoin. Et, tandis que j’y pense, parlez-moi donc de cet autre individu… ce mendiant…

— Le père Brimbalon ?… Excellence, il est bon de vous dire que ce mendiant est un être assez mystérieux et indépendant, et il importe de nous tenir en méfiance avec lui. Il m’avait promis de se rendre à Ville-Marie par le premier navire en partance de Québec, or, ce navire mouille dans nos eaux depuis quatre heures de relevée, et Brimbalon ne se trouvait pas au nombre des passagers.

— Ah ! ah ! si vraiment nous devons nous défier de cet homme, vous devrez le faire surveiller étroitement s’il vient en notre ville. Dites-moi aussi si vous avez fait surveiller les voyageurs du navire.

— Oui, Excellence, mais personne de suspect.

— C’est bien. Mais je tiens à vous répéter qu’aucun étranger ne doit entrer en nos murs que nous en soyons instruits et que nous connaissions ses antécédents.

— Il sera fait ainsi que vous le commandez, Excellence.

— À présent, Monsieur, reprit Perrot, pour rafraîchir mes souvenirs, veuillez me récapituler ce que vous avez vu et entendu à votre voyage à Québec.

— Excellence, je me suis surtout occupé de savoir, selon l’ordre précis que vous m’en aviez donné, si Monsieur de Frontenac s’occupe effectivement de la traite de l’eau-de-vie et des pelleteries, et j’ai pu acquérir cette conviction. Dans quelques jours vous aurez en mains tout ce qui est nécessaire pour mettre à point le mémoire que vous destinez, à ce sujet, au ministre du roi. Dans le rapport que j’établirai, il y aura suffisamment de témoignages et de faits patents pour faire perdre à M. de Frontenac son gouvernement et le faire rappeler en France.

— Oui, Monsieur, je compte bien que nous réussirons à le faire rappeler. Continuez.

— J’ai pu avoir une entrevue avec Monsieur de Laval, lequel m’a assuré qu’il vous appuyait. Il m’a aussi remis une lettre pour Monsieur de Fénélon l’autorisant à s’entendre avec vous.

— Bien, bien, j’irai voir Monsieur de Fénélon. Ensuite ?

— Je me suis rendu auprès de Monsieur l’intendant Duchesneau qui, à son tour, s’est déclaré de votre côté. Quant aux autres membres du Conseil, il m’a été impossible d’obtenir définitivement leur adhésion au projet que vous élaborez : je peux dire seulement que M. Cavelier de la Salle et M. de Tilly m’ont tout l’air de pencher de votre côté.

— Et le Chevalier d’Auteuil ?