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L’ESPION DES HABITS ROUGES

troupes du gouvernement avec la certitude que celles-ci surprendraient les insurgés inopinément, les tailleraient en pièces et raseraient leurs travaux militaires et, peut-être aussi, leurs villages.

Il est vrai que les Patriotes n’avaient rien de précis sur les desseins de l’ennemi, mais on savait pour certain que le colonel Wetherall, qui commandait la garnison de Chambly, devait marcher contre Saint-Charles, et alors on ne s’étonnait pas que Gore vint tenter de se joindre à lui, afin que, avec des forces doubles, l’ennemi pût plus aisément dompter l’insurrection.

Quoi qu’il en soit, sur les routes qui se déroulaient entre Sorel et Saint-Denis et entre Chambly et Saint-Charles, les chefs des insurgés avaient aposté ça et là des factionnaires chargés de surveiller ces routes et de signaler la venue de troupes ennemies. C’est ainsi que l’espion était tombé entre les mains de deux Patriotes qui surveillaient la route entre Saint-Ours et Saint-Denis. Interrogé, l’inconnu avait refusé de répondre ; et les deux Patriotes, pour obéir probablement à des instructions précises, avaient conduit leur prisonnier au village de Saint-Denis pour le remettre entre les mains du docteur Wolfred Nelson, qui avait été reconnu comme le chef suprême des insurgés de la vallée du Richelieu. Mais là, au village, il s’était trouvé quelqu’un à qui le prisonnier n’était pas tout à fait inconnu, et l’on sut bientôt que le soi-disant espion était un nommé André Latour, de nationalité canadienne-française, et lieutenant d’une compagnie de volontaires en garnison à Montréal. Que cet homme fût espion ou nom, une chose certaine, comme le pensaient les Patriotes, c’était un ennemi.

On conduisit donc le prisonnier chez Nelson. Mais celui-ci était parti pour Saint-Charles avec Papineau ; les deux chefs étaient allés faire une revue du camp et donner des instructions nouvelles aux officiers qui y commandaient.

En attendant le retour de Nelson, le prisonnier fut conduit à l’auberge de dame veuve Rémillard, à l’extrémité ouest du village et sur le chemin du roi qui du village formait la rue principale.

Il était environ six heures du matin. Le temps était nuageux et froid. À l’arrivée du prisonnier et de ses deux gardiens les habitants du village étaient pour la plupart plongés dans un bon sommeil. Tout y était calme et silencieux. Mais ce ne fut pas long que l’arrestation de l’espion était connue, et bientôt on put voir les volets s’ouvrir, les fenêtres s’éclairer, les cheminées fumer, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’une bonne partie de la petite population entourait avec curiosité le prisonnier et ses gardiens. C’est alors qu’un jeune officier de Nelson, qui habitait Montréal, reconnut cet André Latour. Et peu à peu la nouvelle pénétrait dans tous les foyers, si bien que, lorsqu’on atteignit l’auberge, presque toute la population faisait cortège.

L’auberge fut envahie.

La tenancière venait de se lever. Une lampe et les hautes flammes de la cheminée éclairaient la salle commune.

Le prisonnier, dont les deux mains étaient liées derrière le dos, fut assis près du foyer, et ses deux gardiens en recommandèrent la surveillance à la tenancière, disant qu’ils devaient aller reprendre leur poste sur la route.

— C’est bien, répondit la brave femme. D’ailleurs, je trouverai bien quelques patriotes pour le surveiller.

Les deux hommes burent chacun un grand verre d’eau-de-vie et s’en allèrent.

Jusqu’à ce moment les villageois étaient demeurés sur la réserve à l’égard du prisonnier, et personne n’avait paru mal intentionné à son égard, attendu qu’on désirait savoir ce que dirait le docteur Nelson ! L’auberge comptait environ une quarantaine de personnes, des hommes d’âge mûr et des jeunes gens pour la plupart ; mais il y avait aussi sept ou huit femmes qui, curieuses, avaient vivement jeté un châle sur leur tête et étaient venues voir ce qui se passait. Les hommes s’étaient assis aux tables qui garnissaient la salle et avaient allumé leurs pipes, tout en commentant à voix plutôt basse l’incident. Les femmes, réunies en groupe au milieu de la pièce et non loin du prisonnier, faisaient aussi leurs commentaires mais à voix plus haute et avec plus d’animation que les hommes. Ceux-ci de temps à autre se faisaient servir des liqueurs par la tenancière qui répondait avec empressement.

C’était une accorte commère, pas laide, grasse et gaie. Âgée d’environ quarante-cinq ans elle possédait un visage encore sans rides, au teint clair et coloré qu’ani-