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L’ESPION DES HABITS ROUGES

— Quel homme ? murmura difficilement le blessé avec une grande surprise que manifestaient ses regards.

Denise se pencha encore et murmura :

— Le traître… le renégat… l’espion… André Latour !

Les yeux du blessé s’éclairèrent et parurent manifester une admiration inouïe.

— Eh bien ! reprit la jeune fille en se redressant avec fierté, suis-je encore celle que tu as bafouée ? Ah ! ose encore dire que je ne suis pas une canadienne… que je ne suis point une patriote !

Les yeux du blessé clignotèrent vivement, un rayon de joie les illumina, sur les lèvres blanches un sourire erra, puis la voix, plus assurée, murmura :

— Merci, Denise… tu es une vraie canadienne !

Et l’effort ayant été trop violent, Ambroise Coupal retourna dans sa torpeur, dans son évanouissement…

Denise proféra un cri de joie et se jeta sur le blessé dont elle prit la tête à deux mains, disant :

— Enfin, Ambroise, tu me crois une patriote… une canadienne !

Elle le regarda avec une surprise inquiète… Le corps d’Ambroise semblait devenir rigide…

— Oh !… s’il allait mourir !

Elle retomba à genoux et se remit à pleurer la tête posée sur les couvertures du lit…


XIV

VICTOIRE ! VICTOIRE !…


Et tandis que Denise s’abîmait encore dans des pensées confuses de joie, d’espoir, d’anxiété, les Patriotes, après avoir abandonné leur poursuite des fuyards, rentraient au village.

La nuit était tout à fait venue.

Dame Rémillard avait invité en son auberge toute la population du village pour y célébrer les exploits des Patriotes. Elle voulait que le vin coulât librement tout comme avait coulé le sang généreux. Et Patriotes et villageois, paysans, femmes, enfants, tous avaient envahi la grande salle de l’auberge. Mais on n’y faisait nul bruit ; on causait à voix basse parce qu’on savait que là-haut reposait un grand blessé.

Mais lorsque les Patriotes lancés à la poursuite de l’ennemi rentrèrent au village aux cris de « Victoire ! Victoire ! » tout le monde sortit précipitamment. Et à la clarté de feux allumés tout le long du chemin, on put voir une bande de Patriotes tirer à grande course le canon des Anglais, et debout sur le canon le docteur Wolfred Nelson.

Quelle surprise heureuse !

On arrêta le canon au milieu du chemin devant l’auberge. Félicie Coupal et d’autres jeunes filles accouraient après avoir donné les derniers soins aux blessés. Félicie revenait, elle, en toute hâte auprès de son frère blessé.

Mais à la vue du canon, elle et ses compagnes s’arrêtèrent et mêlèrent leur joie à celle de la population.

Pendant que mille clameurs triomphantes emplissaient la nuit, des paysans, des villageois et des villageoises dansaient en rond autour du magnifique trophée.

— Il nous faut un drapeau ! cria Nelson.

— Attendez ! répondit Félicie, je vais vous en faire un !

Elle se précipita dans la salle de l’auberge.

— Mère Rémillard, dit-elle, donnez-moi du bleu, du blanc et du rouge, ainsi que du fil… il faut un drapeau !

La mère Rémillard voulut réfléchir pour se demander où elle prendrait bien ces couleurs.

Mais déjà Félicie arrachait à une fenêtre un rideau rouge, puis elle courait au comptoir et y prenait un essuie-main de toile blanche… On n’avait pas le temps d’être bien particulier !

Ce que voyant, Dame Rémillard retira son tablier bleu. Des ciseaux coupèrent en vitesse… Puis les doigts agiles de Félicie assemblèrent ce bleu, ce blanc et ce rouge. Un patriote offrit son fusil en guise de hampe. Félicie y attacha rapidement les trois couleurs et s’élança dehors. Elle grimpa sur le canon à côté de Nelson, et là, à la clarté des feux de joie, la jeune fille brandit triomphalement son drapeau aux couleurs de la France, clamant :

— Vive la liberté !… Vive le Canada !

Mais alors seulement on s’aperçut d’une erreur commise dans la précipitation du moment : au lieu de se trouver verticales les couleurs de la France étaient horizontales… N’importe ! c’étaient quand même