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L’ESPION DES HABITS ROUGES

tres malheureux. Soyez tranquille pour votre frère, il est entre bonnes mains !

Dame Rémillard les suivit.

Demeurée seule encore une fois, Denise priait et pleurait.

Elle était toute à sa douleur et à son espoir ! La joie et l’anxiété se partageaient son esprit. Sa souffrance n’était plus cruelle, puisqu’elle eût tant voulu souffrir pour lui ! Et Denise ne vivait à ce moment que pour celui à qui elle était prête à offrir sa propre vie ! Sur ce blessé se concentrait toute sa pensée, tout son amour. Le reste du monde n’existait plus pour elle. Elle n’entendait pas les cris de victoire qui retentissaient de toutes parts. Les hurlements d’épouvante des fuyards mêlés aux clameurs triomphantes des Patriotes ne parvenaient pas à distraire la jeune fille. Elle n’entendait que les battements anxieux de son pauvre cœur, tout en épiant sur le visage de son cher blessé un signe de vie plus éloquent.

Et, soudain, elle vit les lèvres depuis si longtemps closes s’entr’ouvrir difficilement, remuer à peine…

— Denise !… appela une voix faible… mais une voix qui vivait !

La jeune fille se dressa debout et, avide, se pencha, sur le blessé.

Alors elle vit deux yeux égarés la regarder avec étonnement. Puis, dans ces regards presque vitreux qu’elle reconnaissait difficilement, Denise crut voir une expression d’horreur.

Elle frémit et chancela.

Les yeux se refermèrent. Mais la voix du blessé, un peu plus distincte, reprit :

— Oh ! Denise… Denise… est-ce toi ?

Et dans l’accent de cette voix qu’on aurait dit venir d’outre-tombe, la jeune fille sentit encore comme un reproche.

Elle fut piquée au vif. Et sans pouvoir se rendre compte de ses actes ou de ses paroles, elle saisit presque brutalement une main du blessé, la secoua avec force et d’une voix sourde elle gronda :

— Ambroise ! Ambroise ! as-tu la cruauté de me fouetter encore… moi qui t’ai sauvé la vie ?

Les paupières du blessé se relevèrent. Puis, étonnés les yeux regardèrent la jeune fille.

— Tu m’as sauvé ?… murmura Ambroise.

Il ne semblait pas le croire.

— Oui, gronda encore la jeune fille avec une sorte d’impatience, parce que tu as voulu mourir pour moi !

— Non… c’était pour mon pays que je voulais mourir ! répondit le blessé qui referma ses yeux.

— Je ne te crois pas, Ambroise, répliqua vivement Denise. C’est pour moi, à cause de moi que tu as voulu mourir, car tu m’aimais… oui, tu m’aimais, Ambroise. Tu voulais te battre pour ton pays, mais vivre pour moi, si je l’avais voulu ! Eh bien ! j’ai voulu que tu vives, et je n’ai pas voulu que tu meures ! J’ai voulu te garder et pour ton pays et pour moi ! M’entends-tu, Ambroise ? Regarde-moi bien ! Suis-je encore celle que tu as vue ce matin ? Regarde… et après, si tu le veux, soit ! tu me diras que je suis une traîtresse, une lâche, une renégate, tout ce que tu voudras ; mais, retiens bien ceci : après je me tuerai pour te prouver que je ne suis point celle que tu penses. Regarde…

Les paupières d’Ambroise papillotèrent fébrilement, et son regard se fixa sans assurance sur la jeune fille penchée sur lui.

— Dis, Ambroise Coupal, reprit impétueusement la jeune fille, reconnais-tu la même Denise ? Ou bien, n’en vois-tu pas une autre… une comme celle que tu voulais ?

Et elle penchait encore son visage brûlant sur la figure froide du blessé.

Celui-ci ne répondit pas. Ses yeux, toujours vitreux, fixaient ardemment la jeune fille comme pour en extirper la vérité.

— Oui, regarde bien, Ambroise, continuait la jeune fille avec animation, je suis l’autre Denise… celle que tu as aimée ! Vois-tu, j’étais là dehors et je regardais la bataille dans l’espoir de t’y voir ! Et je t’ai vu, enfin… mais tu tombais, ô grand et vaillant soldat de mon pays ! Une masse furieuse de combattants gris et rouges s’était refermée sur toi ! Alors, j’eus peur : car on allait piétiner ton corps ! Blessé, on ne relèverait peut-être qu’un cadavre plus tard ! Je me ruai en avant ! Je fis une trouée dans cette muraille vivante de nos patriotes et des soldats rouges, et je te vis, inanimé et sanglant, parmi des morts et des blessés. Je te saisis… je t’emportai… Mais un homme, un monstre, se jetait sur moi dans l’espoir de t’achever de son épée… Sais-tu ce que je fis ? Car cet homme allait te percer le cœur !… Je pris un de tes pistolets et je tuai cet homme…