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L’ESPION DES HABITS ROUGES

des bois. Puis, lorsque ce soleil se fut enfoncé derrière l’horizon, quand les nuages se furent refermés, le jour parut plus sombre et ce furent les premières ombres du crépuscule qui s’étendirent sur la terre.

Mais la joie n’en était pas moins éclatante parmi les Patriotes et les villageois de Saint-Denis.

Les troupes du gouvernement fuyaient. Au loin déjà résonnait sur la route dure la formidable galopade de la cavalerie ennemie. On entendait le roulement des chariots, leur cahotement, emportés qu’ils étaient de toute la vitesse de leurs attelages. Toutes espèces de clameurs confuses couraient, se heurtaient, se confondaient dans l’espace. De temps en temps des crépitements de fusils retentissaient sur la route, derrière des bosquets, dans les champs, un peu partout du côté des fuyards. Car ceux-ci étaient poursuivis de près par les Patriotes qui les harcelaient sans pitié. Éperdus, les Anglais dans leur course échevelée abandonnaient des armes, des munitions, des chariots, afin de fuir plus vite, tant ils redoutaient de tomber dans les mains de ces Patriotes qui leur semblaient comme autant de démons, déchaînés à leurs trousses.

Et quelquefois aussi ils abandonnaient des blessés, quelquefois des morts… Car, dans leur fuite, ils avaient emporté autant que possible leurs morts et leurs blessés, près de trois cents hommes en tout. Les blessés étaient relevés par les Patriotes, posés sur des chariots et reconduits au village. Quant aux morts, on les jetait à la rivière.

Il ne recevait pas que des morts dans ses ondes ce beau Richelieu, des vivants s’y jetaient d’eux-mêmes. Oui, des soldats rouges, poursuivis de trop près, s’élançaient dans la berge et piquaient une tête dans les eaux sombres, et cette mort leur paraissait préférable au trépas qu’auraient pu leur ménager, pensaient-ils, les Patriotes.

Et ceux-ci toujours de plus en plus ardents à la poursuite poussaient à dessein des hurlements terribles comme les fauves de la forêt tourmentés par la faim, et de temps à autre ils déchargeaient leurs fusils dans le dos des fuyards, et hurlements et coups de feu semaient la terreur dans les rangs brisés de la colonne ennemie. Et à chaque décharge des soldats tombaient ou morts ou blessés. Mais ils tombaient aussi des Patriotes : de temps en temps, en effet, un bataillon éclopé s’arrêtait, faisait volte-face et déchargeait ses fusils sur les poursuivants, ce qui permettait au plus gros des troupes en détresse de prendre de l’avance avec le meilleur des bagages. Puis, le bataillon repartait, de plus belle dans une course insensée. Les Patriotes, ainsi retardés, reprenaient bientôt leur avance, ils rechargeaient leurs fusils et tiraient dans les reins des soldats. Il arrivait encore, ça et là que les Canadiens se heurtassent à un ou deux chariots abandonnés et remplis de munitions et de vivres. D’autres morts étaient laissés sur la route par les troupes en fuite, et d’autres blessés aussi. Quoi ! ils en avaient donc bien de ces morts et blessés ! C’est vrai ; mais s’ils tentaient de les emporter tous, c’est afin que leur nombre n’en fût pas connu et qu’ils pussent, par le fait, mieux cacher leur dépit et leur honte d’avoir été battus et mis en pleine déroute par une poignée de Patriotes, une poignée de braves… mais quels braves !

Ces braves avaient lutté six heures durant contre des forces triplement supérieures aux leurs, contre des soldats excellemment équipés et armés, pourvus d’abondantes munitions. Six heures durant, eux qui n’avaient jamais pris une arme de combat en leurs mains, avaient tenu en échec puis refoulé des troupes aguerries et commandées par des officiers de métier. C’était extraordinaire ! Ah ! il y avait mieux que des armes de guerre parmi ces Patriotes, il y avait des cœurs ardents ! Eux n’étaient pas des soudards à gages, mais des paysans, de braves gens qui empêchaient l’empiétement de leur pays par ces mêmes soudards ! Et c’étaient des pères de famille qui voulaient protéger leurs foyers contre le saccage et le sacrilège ! C’est pourquoi ils étaient forts… forts de leurs droits sacrés !

Et la nuit tombait… cette nuit qu’appelaient à leur secours les fuyards.

Alors, seulement, les Patriotes s’arrêtèrent, hors d’haleine, épuisés, mais fiers et heureux quand même !

— Vive la liberté !… Les Anglais sont battus !…

Ce fut un cri exaltant qui sortit de leurs poitrines essoufflées, un cri de victoire qui se répandit à tous les échos des champs et des bois, un cri qui courut tout le pays, un cri qui dut faire mal à l’âme si hautaine des maîtres du pays !