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L’ESPION DES HABITS ROUGES

brancardiers déclarèrent qu’il leur était impossible d’enlever tous les blessés.

— Eh bien ! s’écria Félicie Coupal, nous irons en chercher nous aussi des blessés. Allons ! braves femmes canadiennes, suivez-moi !

— Oui, allons aux blessés ! approuva hautement Dame Rémillard.

— Mais vous allez vous faire tuer ! fit observer avec crainte une vieille villageoise qui apprêtait de la charpie pour les deux chirurgiens.

— Mais non, répliqua Félicie, on ne tire plus du fusil, on se bat corps-à-corps ; ce ne sont certainement pas les balles qui sont à craindre !

De vrai, on n’entendait des coups de feu qu’à de rares intervalles ; à présent les armes de combat étaient les sabres, les épées, les baïonnettes, les haches, les faux et les piques.

C’était un beau spectacle…

Félicie et quelques femmes et jeunes filles s’engagèrent bravement dans la rue et, rasant les maisons, gagnèrent le lieu du combat. À mesure que les troupes ennemies reculaient on pouvait aisément voir les morts et les blessés joncher le chemin, de sorte qu’on pouvait les relever sans approcher de trop près les combattants. Et ces braves canadiennes allèrent au secours de ceux qui imploraient de l’aide. Elles se mettaient, à deux, à trois si le blessé était trop lourd, et elles emportaient trois et quatre blessés à la fois.

Maintenant des enfants sortaient des maisons closes et considéraient avec curiosité cette scène terrible et magnifique à la fois. Puis, s’enhardissant, les plus robustes de ces enfants aidaient les femmes à porter les blessés. D’autres, moins forts, mais plus hardis, se faufilaient le long des murs des maisons et s’approchaient des combattants pour mieux regarder et voir. Mais ils n’étaient pas les seuls à regarder et voir ce spectacle : de beaucoup plus loin une jeune fille, très pâle et frissonnante, regardait aussi.

C’était Denise Rémillard !

Oh ! comme elle avait souffert, cette pauvre Denise… elle était méconnaissable !

Comme on se le rappelle, elle était demeurée après le départ de Coupal et de ses hommes immobile comme une statue sur son siège. Elle resta ainsi longtemps sans bouger.

Puis, peu à peu elle reprit vie, le sang afflua à son visage, et elle finit par ouvrir des des yeux égarés et douloureux.

Elle se vit seule… seule dans l’auberge sombre et froide, car la porte était demeurée entr’ouverte. Et les bruits du combat arrivaient à elle plus distincts.

— Oh !… on se bat encore ! murmura-t-elle avec une expression de souffrance indicible.

Elle alla, en chancelant, pousser la porte. Puis, les mains tendues, comme si elle eût eu peur de tomber, elle s’approcha d’une fenêtre et regarda dehors. Là, devant l’auberge, le chemin était désert. Elle colla l’oreille à un carreau pour écouter, apaisant d’une main les battements de sa poitrine. Et tout en prêtant l’oreille ainsi, elle pensait, elle méditait, elle récapitulait tout ce qui s’était passé non seulement ce jour-là, mais elle résumait aussi les événements de sa vie depuis deux ans.

Maintenant et pour la première fois, peut-être, elle sondait son cœur, et elle sentait qu’elle aimait Ambroise Coupal plus qu’elle n’avait aimé l’autre, André Latour. Et encore, l’avait-elle véritablement aimé cet André Latour ? Non, car à ce moment elle ne trouvait au fond de son cœur que du mépris pour ce jeune homme. Car c’était bien un espion et un traître ! Oh ! il avait dit qu’il était venu pour elle… pour la revoir ! Le menteur… il était venu pour épier les Patriotes, dénoncer les chefs à ses maîtres, les faire arrêter et jeter en prison ! Il était même venu pour renseigner ses supérieurs sur les moyens de défense des Patriotes, afin que les soldats rouges eussent une plus facile besogne ! Ah ! quelle horreur ! Et elle avait aimé cet homme, elle, Denise, fille de Saint-Denis ! Non… elle n’avait eu qu’une toquade… toquade de jeune fille instruite, belle et distinguée qu’on adule, dont on vante l’esprit et les charmes, mais qu’on fait ensuite servir à ses besoins. Mais, pour le pire, elle avait eu cette affreuse toquade de penser autrement que ne pensaient les jeunes filles canadiennes !

Orgueil, vanité, coquetterie… oh ! que tout ces piètres plaisirs coûtent cher ! Elle expiait déjà par une torture morale sans pareille ! Elle s’avouait, le rouge au front, que sa conduite avait été odieuse, qu’elle s’était abaissée au rang des créatures les plus vulgaires, les plus basses, les plus vi-