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L’ESPION DES HABITS ROUGES

les générations de la race. On dira que la belle Denise, de Saint-Denis, tandis que ses compatriotes se faisaient tuer pour leur pays, donnait la liberté à un traître et à un ennemi ! Comme ce sera beau ! Oui, quelle belle histoire pour nos enfants ! Oh ! alors, comme on la conspuera cette Denise ! Comme on la méprisera ! On se demandera s’il était possible qu’il y eût dans notre peuple des femmes aussi viles, aussi lâches, aussi déchues ! Et l’on aura l’histoire de la belle Denise, de Saint-Denis ! Ah ! que de malédictions couvriront son nom et sa mémoire ! Sous les soufflets on verra son cadavre se retourner dans sa fosse ! Oh ! que ce doit être terrible que le mépris de tout un peuple ! Denise, achevez votre besogne !…

Comme si elle eût été mordue par une vipère, Denise jeta un cri aigu et, le couteau levé, elle bondit jusqu’au jeune homme.

— Ambroise Coupal, cria-t-elle, vous me bravez ! Vous me défiez ! Eh bien je brave et je défie votre mépris ! Je brave et défie le mépris de ma race… voyez !

Elle fit un nouveau bond, un bond de panthère… Puis la lame du coutelas jeta une lueur fauve, elle descendit, trancha les liens d’André Latour, elle coupa même un peu la chair de la main gauche.

Latour se dressa en poussant un cri de triomphe.

Mais Coupal se jetait sur lui à la même minute…

Pourtant il n’arriva pas jusqu’à Latour, car Denise se dressa, terrible, sur son passage. Elle levait encore l’affreux coutelas et rugissait :

— Arrière, Coupal ! Ce n’est pas vous que je frapperai, je n’en aurais pas le courage ; mais c’est moi qui me percerai le cœur sous vos yeux !

— Denise ! Denise !… murmura Coupal, épouvanté par la terrible résolution qu’il lisait dans la physionomie de-la jeune fille. Il recula…

— Laissez cet homme aller en liberté, reprit la jeune fille. Cette liberté, je la lui ai promise. Car si vous le tuez, Ambroise, ou si vous le faites tuer, je dirai au monde entier que vous avez commis ce crime par jalousie, parce que je l’aime et que je ne vous aime pas…

— Assez, interrompit Coupal avec colère. Vous me jugez trop mal, Denise Rémillard, et je vous l’ai dit pourtant, la jalousie ne saurait pas même effleurer un cœur comme le mien. Latour est libre… Place à cet homme, mes amis patriotes, place à ce traître, place à cet ennemi de notre pays ! Place… c’est Denise Rémillard de Saint-Denis qui commande !…

Mais la jeune fille ne parut pas entendre ces paroles cinglantes. Elle jeta son couteau loin d’elle, et poussa Latour vers la porte ouverte en lui disant :

— Va-t’en et ne reviens plus ! Va-t’en ! je ne suis plus à toi !… Va-t’en, André Latour !

Et lui, éperdu, égaré, ne bougeait pas. Il regardait, comme sans comprendre, la jeune fille et Coupal tour à tour.

La scène était inexprimable.

Denise poussa de nouveau le pauvre Latour vers la porte qu’un patriote tenait ouverte.

— Mais va-t’en donc, cria-t-elle avec colère ! Va où tu voudras ! Mais alors, prends garde : si tu y vas, j’irai aussi ! Si tu es là, j’y serai aussi ! Si tu as un fusil dans les mains, j’en aurai un aussi ! Va, va, va-t’en !…

Et, fou, titubant, Latour sortit…

Denise se lassa choir sur le siège que le prisonnier avait occupé, ferma les yeux et demeura immobile, blanche comme une statue de cire.

Coupal dit à ses hommes.

— Les fusils sont dans la cave, a dit Dame Rémillard, allez voir ! Il y en a vingt, prenez-les ! Prenez les sacs de balles, prenez les sacs de poudre, prenez tout ce que vous trouverez d’armes et de munitions, nous en aurons besoin !

Il ouvrit le panneau d’une trappe et les vingt patriotes descendirent dans la cave.

Un silence se fit dans l’auberge. Mais au dehors retentissaient toujours les coups de feu et les cris des combattants.

Les vingt patriotes reparurent portant chacun un fusil, des balles et de la poudre.

— Bien, dit Coupal avec satisfaction.

Il laissa retomber le panneau de la trappe et se tourna vers Denise.

— Mademoiselle, dit-il, daignez servir à boire à mes hommes. Je vous paierai demain, ou Félicie vous paiera…

La jeune fille ne remua pas une fibre. C’était une vraie statue de marbre, droite sur sa chaise, les paupières bien closes, les bras pendants… mais son sein battait avec violence.