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L’ESPION DES HABITS ROUGES

— Eh bien ! bourre ta pipe, on a le temps, dit Coupal.

— Je veux ben, mais l’histoire, c’est que j’ai oublié ma blague à la maison.

— Voici la mienne, dit Coupal.

— Dans ce cas, dit un autre, moi aussi je charge ma pipe !

Coupal sourit, et pour donner l’exemple il bourra sa propre pipe et ralluma.

Il y avait là une cinquantaine de fumeurs, et tous allumèrent.

— Attendez donc un peu, dit un gros gaillard à l’arrière, les Patriotes ça fait pas seulement que fumer ça prend aussi un coup. J’en ai pas beaucoup, mais je pense bien qu’on pourra se mouiller un peu la luette. Tiens ! Coupal, c’est toi qui est le chef, bois le premier !

Et le canadien rampa vers le jeune homme et lui présenta un gros flacon d’eau-de-vie.

— À la santé des Patriotes et du Canada ! dit le clerc de notaire en ne mouillant que ses lèvres.

La bouteille fit la ronde en peu de temps, car plusieurs jeunes gens ne buvaient pas d’eau-de-vie, et d’autres n’en prirent qu’une faible gorgée, juste de quoi pour se ravigoter le sang ; de sorte que le flacon retourna à son propriétaire à peine demi vidé.

Il examina le flacon et remarqua :

— Je vois ben que vous êtes pas safres vous autres ! Eh ben ! moi non plus ! J’vas la déposer là, cette bouteille, entre ces deux mottes de terre. Car si je l’emporte avec moi les Anglais pourraient me la casser. Après l’affaire, au retour, on pourra lamper le reste. Et peut-être bien qu’elle pourra rendre service à ceux de nous autres qui pourront attraper de mauvais coups !

Tout le monde sourit.

— En marche ! commanda Coupal.

On se remit à ramper. Au-dessus du fossé montait la fumée des pipes qui aurait bien pu trahir les Patriotes. N’importe ! on arrivait au bois et en quelques bonds on pouvait atteindre l’ennemi.

Lorsqu’on fut hors du fossé, tel que l’avait ordonné Coupal, on se divisa en deux groupes qui prirent chacun de leur côté au travers des broussailles. L’ennemi ne paraissait nullement se douter de l’approche des Patriotes.

Quelques minutes plus tard Coupal lançait ce cri :

— Vive la liberté !

Au même instant soixante hommes se dressèrent debout et poussèrent une clameur qui parut sortir de mille poitrines. Puis ces soixante hommes, comme un seul, retombèrent à plat ventre sur le sol. Aussitôt une volée de balles siffla, hacha les branches des arbres et les arbrisseaux.

— En avant les gâs ! rugit la voix de Coupal.

Les cris féroces que poussèrent alors les Patriotes auraient suffi à terroriser une armée, et ce fut une ruée de démons gris qui jeta l’effroi parmi les soldats anglais. Assaillis de deux côtés à la fois, fauchés par les faux, percés par les épieux, embrochés par les fourches, étourdis par les hurlements de toutes espèces, et croyant que plusieurs centaines de Canadiens entouraient le bois, les Anglais n’eurent pas le temps de songer à la résistance. Abandonnant une vingtaine des leurs, morts ou gravement blessés, les soldats du gouvernement sortirent du bois et s’élancèrent dans une fuite désordonnée à travers champs pour rejoindre le reste des forces ennemies. Les Patriotes, dont quelques-uns n’avaient que de légères blessures, voulurent se mettre à leur poursuite, mais Coupal s’y opposa.

— Laissez, mes amis, ce serait nous exposer aux balles pour rien. On nous a demandé de déloger ces gens, notre besogne est faite. Retournons au village avec les blessés.

On releva en tout cinq anglais blessés, les autres étaient morts. Mais pas un canadien n’avait de blessure pour l’empêcher de se mouvoir. Coupal avait reçu trois blessures, une à la joue droite, une au bras gauche et une autre dans la cuisse droite, mais aucune n’était grave. Par contre, ayant toujours été au fort de la mêlée, ses vêtements avaient beaucoup plus souffert que sa peau, et son visage était maculé de sang. Mais il souriait avec ivresse, content de sa tâche.

Comme la troupe, joyeuse, s’engageait dans le fossé pour regagner le village, l’angélus sonna.

— Halte ! commanda Coupal en enlevant son feutre, l’angélus !

Une minute solennelle s’écoula. De toutes parts le silence s’était fait. Et rien de plus beau que de voir ces hommes déchi-