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L’ESPION DES HABITS ROUGES

me retrouveras ici à ton retour. D’ailleurs, comment pourrais-je m’en aller ainsi ligoté ? sourit-il avec mélancolie.

— C’est vrai, sourit Denise à son tour. Est-ce que je perds la tête ? N’importe ! je cours…

Elle se précipita vers la cuisine d’où elle revint l’instant d’après enveloppée dans un long manteau gris et la tête couverte d’une capeline noire.

À cet instant, un groupe de femmes passait en courant devant l’auberge, et l’une d’elles cria :

— Hé ! il nous manque Denise… Denise Rémillard ! C’est une patriote, elle aussi !

Une autre voix rétorqua :

— Denise Rémillard… oui, c’est une patriote ! Seulement, elle aime mieux demeurer derrière les murs de sa maison !

Et cette voix mordante, qui la flagellait encore, c’était la voix de Félicie Coupal… de Félicie son amie ! Son amie ? Oh ! non… Félicie était à présent une ennemie !

La troupe était passée !

Rugissante de colère, Denise courut au prisonnier.

— As-tu entendu, André ? As-tu entendu ?…

Et avant que le jeune homme n’eût répondu, elle enlevait le manteau, arrachait la capeline et jetait rageusement loin d’elle ces objets.

— Eh ! qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? sourit Latour. Elles… vont à leur devoir… ce qu’elles pensent leur devoir ! Nous, au nôtre ! Va donc, Denise !

La jeune fille demeura muette, indécise, tremblante.

— Denise, que fais-tu ? Es-tu là encore ?

Elle poussa un nouveau rugissement Puis, avec une sauvage furie elle se jeta sur le prisonnier, arracha le bandeau qui lui couvrait les yeux et le lança au loin.

Latour la regarda avec effarement.

Denise, les traits affreusement altérés, les yeux pleins d’éclairs, le sein en tumulte, cria :

— Oui, André Latour, je suis là, regarde-moi ! Mais regarde-moi bien ! Suis-je une canadienne ? Suis-je une renégate ? Suis-je une lâche ? Dis, André ! Si je suis une lâche, si je ne suis pas une canadienne, tu m’entends ? j’irai au colonel Gore… Mieux que cela, nous irons tous les deux, que dis-tu ?

Latour frémit violemment.

Oh ! oui, c’était bien une fille de la race qu’il voyait se dresser devant lui, enflammée, farouche, terrible ! C’était ce vigoureux sang, tout brûlant, qui rougissait ses veines ! C’était une vraie canadienne française ! Ce n’était pas une renégate ! Il l’admira d’yeux éblouis… Qu’elle était belle… cent fois plus belle ainsi ! Une déesse courroucée s’élevant au-dessus des hommes pour les dominer, les commander ! Oh ! ce fier visage, ces yeux de flammes, et ce cœur violent qu’il entendait battre !

— Parle ! Parle ! gronda Denise.

Latour allait ouvrir ses lèvres…

Une troupe de Patriotes, à cette minute, passait sur le chemin en chantant et en poussant des cris de guerre. Parmi ces hommes se trouvait une femme dont la voix sonore clama ces paroles :

— Quand vous manquerez de fusils, vous me le direz, j’en ai dans ma cave, et j’ai de la poudre et des balles aussi ! Ah ! qui pourra dire plus tard que la mère Rémillard n’était pas une patriote ! Vive la Liberté ! Vivent les Patriotes ! Sus aux Rouges, mes braves hommes ! Mort aux ennemis du pays ! Allez ! allez ! nous aussi, les femmes, nous sommes avec vous autres !

Et la troupe était déjà loin qu’on entendait encore la voix de la tavernière.

Denise était livide, il lui semblait que cette voix arrivait jusqu’à elle comme une malédiction !

Un clairon lança des notes aiguës dans le ciel. De confuses rumeurs coururent dans l’espace…

— Denise, murmura André Latour à la jeune fille figée, pétrifiée, blanche comme neige, il est grand temps ! Denise, dans cinq minutes il pourra être trop tard ! Notre devoir, nous aussi… notre honneur ! Denise…

La jeune fille fut secouée violemment et elle jeta un regard vacillant au prisonnier. Puis, tout à coup, elle s’élança vers le comptoir, y saisit un coutelas et revint vers le prisonnier en grondant :

— Oui, oui… nous ferons aussi notre devoir, parce que je t’aime… parce que tu m’aimes !…

Elle allait trancher les liens… Mais un bruit terrible la fit s’effondrer, comme si le sol eût été ébranlé sous elle… Une violente mousqueterie venait de retentir à l’extrémité opposée du village, vers la distillerie de Nelson. Puis un coup de canon