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L’ESPION DES HABITS ROUGES

il exister un amour du foyer et de la famille s’il n’était pas d’amour de la patrie ?…

Denise frémissait de tout son être en songeant à ces vérités.

Et encore, sa mère qui était une Patriotes !… Et son père défunt qui, s’il eût vécu, aurait été le premier malgré l’âge, malgré la maladie, à prendre une arme, n’importe quelle ! pour aller au combat et faire barrière à l’ennemi ! Et Denise était la fille de cette mère, de ce père, l’enfant de cette chair canadienne et française pétrie par deux siècles d’âpres labeurs, de sacrifices inouïs, de combats glorieux ! Fille de race !… Ah ! l’était-elle encore ?

Oui, elle l’était ! Car elle aimait aussi son pays, son village, sa famille ! Oui… mais pas comme les autres ! Et pourtant, fille de Saint-Denis elle avait un attrait particulier pour le village natal : comme elle aimait ses bois ombreux, ses verdures si richement et harmonieusement émaillées dans la saison d’été, cette rivière dont les ondes moelleuses l’avaient si souvent portée et bercée, ces coteaux verdoyants qui faisaient onduler la vallée, ces champs qui se paraient de si riches moissons ! Que de beautés merveilleuses l’entouraient dans son Saint-Denis ! Et elle s’appelait Denise ! Oui, lorsqu’elle avait paru à la clarté de la vie, lorsqu’elle avait poussé son premier vagissement, on l’avait trouvée si rose, si épanouie, si belle déjà qu’on n’avait pas su, sur le moment, ni à quel saint ni à quelle sainte offrir cette petite chair de femme… puis, par une inspiration providentielle, on l’avait baptisée Denise ! Alors, près de son berceau on avait chuchoté :

— Qui sait ? elle sera peut-être, un jour, la gloire de son village !

Hélas ! elle en devenait la honte !

Et néanmoins, elle était encore fille de race… enfant de Saint-Denis !

Elle se leva dans un mouvement brusque et farouche.

Toutes ces pensées, surgies comme une rafale impétueuse, l’avait soulevée, aiguillonnée. Et deux minutes s’étaient à peine écoulées depuis que Félicie, la fière petite patriote, s’était enfuie pour aller au devoir, qu’elle Denise, sentait le souffle du patriotisme l’emporter à son tour. Oui, puisqu’elle était fille de race, elle irait aussi là où le devoir appelait tous les enfants du sol !

Mais à l’instant même la porte s’ouvrit et deux Patriotes poussèrent dans la salle de l’auberge André Latour, mains liées au dos, prisonnier toujours.

À cette apparition Denise sentit tout son courage s’effondrer, et, sans force, pantelante presque, elle retomba sur son siège. Elle trouva pourtant la force de sourire au prisonnier qui lui avait souri. Elle devina dans le sourire d’André un espoir, une joie ! Elle respira bruyamment. André était encore prisonnier, c’est vrai, pensa-t-elle, mais il était vivant… c’est-à-dire sauvé peut-être !

Les deux Patriotes conduisirent le jeune homme au siège qu’il avait occupé le matin, avant la venue de Nelson. Une fois qu’il fut assis, et tandis que les Patriotes bourraient leurs pipes, André Latour regarda Denise longuement et avec passion. Ce regard fit mal au cœur de la jeune fille.

— Voilà un garçon qui m’aime passionnément, pensa-t-elle, et qui peut-être souffre à cause de moi !

Elle se laissa convaincre par cette pensée, et une pitié immense l’envahit. Elle oublia instantanément tout ce qui venait de se passer entre Ambroise et elle, entre elle et Félicie. Elle oublia que les troupes anglaises marchaient contre son village, que le peuple s’armait et que tous les cœurs nobles s’apprêtaient au devoir. Mais, à quoi bon ! déjà Denise ne songeait plus qu’à André Latour prisonnier, qu’à son amour, à ses promesses, à ses idées qui l’avaient jeté aveuglément dans le parti des adversaires de sa nationalité. L’apparition d’André avait suffi pour éteindre une flamme qui l’avait embrasée un moment.

Donc, toute reprise par son amour, ou par son caprice, elle eut une inspiration.

Dehors, les clameurs reprenaient. À mesure que Nelson distribuait des armes et des munitions aux villageois et paysans, l’enthousiasme se déchaînait de nouveau. Des groupes armés et joyeux parcouraient le village en chantant des chansons du pays. Souvent des cris de « Vive la liberté »… « À bas les Rouges »… s’élevaient au-dessus des chants. Les cloches de l’église, après s’être tues un moment, reprenaient leur carillon, et plusieurs patriotes y accouraient pour faire bénir leurs armes, d’autres pour demander au prêtre l’absolution de leurs péchés. Une odeur de bataille pénétrait l’atmosphère.