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L’ESPION DES HABITS ROUGES

pour aller y prendre leurs fusils et leur poudre. Coupal et quelques jeunes hommes qui agissaient comme sous-officiers se mirent à préparer un plan d’attaque pour le soumettre à Nelson.

Quant à Félicie et la tavernière, fières et heureuses, toutes deux, elles se mirent à parcourir le village pour recommander aux femmes à se tenir prêtes à secourir les blessés.

De toutes parts s’apprêtait la bataille…

On s’armait !…


VI

OÙ L’AMOUR SEMBLE PLUS FORT QUE LE DEVOIR


Revenons à Denise Rémillard que nous avons laissée seule à l’auberge où André Latour avait été reconduit sous la surveillance de deux Patriotes.

Denise, nous le savons, s’était affaissée sur un siège après le départ presque dramatique de Félicie qui l’avait cinglée de rudes paroles. À la voir ainsi, effondrée, on l’aurait prise pour l’image du désespoir.

Que pouvait-il se passer dans l’esprit de cette fille qu’animait un cœur généreux, mais que trompait affreusement l’orgueil ? Canadienne et fille de ce peuple vaillant qui n’avait cessé de se battre pour de justes libertés, peuple si souvent et si mortellement outragé, peuple paisible ne demandant qu’à vivre de l’amour de son sol, peuple sans cupidité et sans haine, loyal et docile, loyal envers Dieu, loyal envers la couronne britannique qu’il avait reconnue sans protester comme maîtresse du pays lorsque la France en avait abandonné ses droits, oui, fille de ce peuple, Denise sentait, pour s’être détachée de ce peuple, une effroyable déchéance l’envahir.

De toutes parts retentissait l’amour du pays et des libertés si chèrement acquises, amour clamé par des centaines de voix qu’animait un sang… oui, un sang pareil à celui qui bouillonnait dans ses veines ! Ces voix énergiques qu’elle entendait, c’était sa propre voix, lui semblait-elle ! Elle percevait un souffle généreux qui était son souffle ! Là, dans ce village qui était le sien, partout sous le firmament de ce beau pays de Québec, battaient des cœurs qui avaient la résonance du sien, et cependant son cœur, sa voix, son sang ne se mêlaient pas à ceux-là ! Pourquoi ?… Tantôt, une enfant de son jeune souffle lui avait crié : « Sache, Denise Rémillard, qu’il y a encore du cœur dans la poitrine des filles de la race… »

Ah ! oui, une enfant frêle, toute petite, une fille de paysan l’avait cruellement souffletée, elle, Denise, qui se sentait si fière d’affecter des opinions qui, au fond, répugnaient à son âme canadienne ! Et, pour le pire, cette enfant qui l’avait ainsi cinglée était une amie chère, une confidente en qui elle avait toujours placé tant de confiance !… Oh ! quelle honte !… Et pourtant, nul n’avait été témoin de cette scène, mais il semblait à Denise que le pays entier avait entendu la farouche apostrophe de la brave petite canadienne ! Mais ce n’était plus cette voix de Félicie, cette voix uniquement qui heurtait le cœur de Denise, c’était maintenant sa conscience qui, autant que l’auraient pu faire mille voix accusatrices, la condamnait ! C’est ainsi que vivent les renégats, ils portent en eux une réprobation qui est leur châtiment de toutes les heures de leur existence. Comme tous les reprouvés ils ont vu un Paradis se fermer devant eux, ils ne peuvent retourner au sein du peuple des élus qu’ils ont quitté, il n’est pour eux plus de joie véritable, plus de paix, plus de tranquillité, et, entrés dans l’ombre, ils marchent dans l’ombre jusqu’à ce que l’ombre se transforme en néant pour les engloutir à tout jamais.

Et dans ces ténèbres de la réprobation, ténèbres d’une lourdeur effrayante, Denise se sentait glisser peu à peu, et là, dans l’émoi indicible qui la ballottait comme un fétu emporté sur les vagues d’un océan soulevé, elle entendait une autre voix, une voix qui dominait toutes les autres : la voix fière, vaillante et noble d’Ambroise Coupal !

Ambroise Coupal… ah ! comme ce nom faisait mal au cœur sensible de Denise ! Mais était-il vraiment possible qu’Ambroise l’aimât encore, elle, Denise ? Oui, il l’avait dit ! Félicie l’avait affirmé ! Mais si Ambroise aimait Denise, comment pouvait-il sacrifier cet amour à la défense de sa patrie et de sa race ? Quoi ! se demandait Denise avec étonnement, l’amour de la patrie peut-il et doit-il passer avant l’autre ? Est-ce possible ? Oui, oui, elle ne pouvait plus nier qu’il y avait véritablement « un amour du pays » au cœur de cette race qui était la sienne ! Car, autrement, pourrait-