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L’ESPION DES HABITS ROUGES

et à toute erre s’élançaient dans diverses directions pour aller donner l’éveil aux paysans de la campagne environnante. Du reste, il en venait déjà armés de vieux fusils à pierre qu’ils dissimulaient soigneusement sous leurs longues capotes grises. D’autres apportaient des lames de faux et couraient chez le forgeron pour les faire emmancher en forme de lance au bout d’un gourdin. D’autres encore, à l’extrémité d’un long bâton fixaient une pointe d’acier acérée, et cette arme rudimentaire devenait un épieu pouvant lutter avec avantage contre la baïonnette des soldats.

Un fort rassemblement s’était formé devant le magasin du sieur Pagé. Sur le perron de la boutique un jeune homme haranguait. Près de ce jeune homme se tenait une jeune fille, une enfant toute frétillante d’ardeur et de patriotisme, qui applaudissait hautement tout ce que débitait le jeune homme ; et la parole vibrante de l’un et la flamme ardente de l’autre soulevaient dans la foule des flots d’enthousiasme. Le jeune homme était Ambroise Coupal qu’on voyait armé d’un long sabre pendu à sa ceinture où étaient également accrochés deux gros pistolets. La jeune fille, c’était sa sœur, Félicie.

— Amis et concitoyens, clamait d’une voix retentissante le jeune clerc de notaire — voix accentuée de gestes énergiques, — l’heure semble venue pour nous tous de montrer ce que nous sommes et ce que nous valons. Voici les soldats du gouvernement ! Ils marchent contre Saint-Charles ! Là, ils savent que nos frères canadiens ont dressé un camp retranché contre lequel marche la garnison de Chambly. Nous pourrions aller à Saint-Charles et nous joindre à nos frères, mais ce serait nous exposer et nous placer entre deux feux. Le plus sûr pour notre cause, c’est d’empêcher Gore d’atteindre Saint-Charles, le repousser puis nous rendre à Saint-Charles et nous unir à nos compatriotes pour battre les forces de Wetherall. Le colonel Gore ne peut se douter que notre petit village ait l’audace de s’opposer à son passage, car l’espion de Colborne n’a pu le prévenir, puisqu’il est notre prisonnier. Nous allons donc prendre les Rouges par surprise. L’occasion qui se présente est belle, unique. Nous ne voulons pas commencer les hostilités, mais nous avons le droit et le devoir d’empêcher l’ennemi d’aller porter la guerre à nos compatriotes de Saint-Charles, et c’est notre droit de les arrêter à la porte de notre village. Halte-là ! Que dites-vous ?

— On les arrêtera ! cria Landry.

Attention !… Ready !… Fire !… clama Farfouille Lacasse en brandissant son fusil.

On se mit à rire de bon cœur.

— Bravo ! Farfouille Lacasse ! cria Félicie d’une voix chaude. On saura bien ce que tu feras, toi, quand les Anglais seront arrivés !

— Je crois bien qu’on le saura ! répliqua Farfouille en haussant sa taille avec défi. Voyez bien le premier coq rouge qui ose chanter sur la route… pan ! je lui fais battre des ailes pour la dernière fois !

— Et nous, repartit Landry en sautant sur les épaules de Farfouille pour être vu de tout le monde, est-ce qu’on sait pas ce qu’on fera aussi ?

— Toi, Landry, répliqua vivement Félicie, tu feras le premier ton devoir… comme nous tous, hommes et femmes, nous ferons aussi le nôtre !

Toutes les têtes approuvèrent en silence la réplique de la jeune fille.

— Patriotes canadiens, reprit Coupal en tirant son sabre qu’il brandit au-dessus de sa tête, je suis content de constater qu’il ne se trouve parmi nous nul cœur mou. Gloire et honneur à Saint-Denis qui ne compte pas un traître ! pas un renégat ! pas un lâche ! Et comment en pourrait-il être autrement, lorsque nous avons à nos côtés des filles et des femmes comme les nôtres ?

Plusieurs commères dans la masse exubérante approuvèrent hautement ces paroles vraies. Et l’une d’elles jeta à toute voix :

— On veut être avec nos hommes jusqu’à la mort !

— Oui, oui, jusqu’à la mort ! appuya énergiquement Dame Rémillard en grimpant sur le perron à côté de Félicie. Ah ! mes amis patriotes, ajouta-t-elle en mettant les poings sur les hanches, on a dit que les femmes canadiennes n’étaient rien que des couveuses… eh bien ! on va montrer à ceux qui ont dit ça qu’on est aussi des batailleuses ! Ah ! les poules ne font pas rien que de picorer, elles picotent aussi !

Un ouragan de cris et de rires couvrit la voix indignée de la tavernière.

— C’est ce que j’appelle parler en vraie