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L’ESPION DES HABITS ROUGES

toutes parts. Eh bien ! veux-tu savoir que tu n’es pas seule à supporter le poids de cette peine ?

— Veux-tu parler d’Ambroise ?

— Pauvre garçon ! Il ne le fait pas voir, comme toi, il se maîtrise ; mais moi qui suis sa sœur, j’ai deviné sa souffrance. Ah ! Denise, si tu savais comme tu lui manques !

Denise voulut interrompre son amie.

— Non… laisse-moi parler, Denise, s’écria Félicie !… parler à cœur ouvert ! Mais ne va pas penser que je suis envoyée ici comme une messagère, non ! Je parle de ma propre volonté. Tout à l’heure, j’ai trouvé Ambroise ici, je vous ai regardés tous deux, dans vos regards j’ai lu la même peine, le même regret ; et alors, sachant que vous souffrez tous deux d’une futile mésentente, et souffrant moi-même de votre désaccord, je me suis dit que je tenterais de vous guérir. Denise, écoute-moi bien, je te confie une chose que je n’oserais communiquer à personne : Denise, Ambroise t’aime… il t’aimera toujours, quoi qu’il advienne ! Et toi, Denise, tu l’aimes, et tu l’aimeras toujours quoi qu’il arrive. Alors, pourquoi vous éloignez-vous l’un de l’autre ?

— Ma chère Félicie, je te l’ai dit : nous ne nous comprenons pas Ambroise et moi !

— Et simplement parce que vous pensez différemment sur une question de politique. Ô mon Dieu ! Denise, je ne conçois pas qu’on se divise pour si peu quand on s’aime. La même question, Denise, se pose entre nous deux, mais nous empêche-t-elle de nous estimer moins ? Nous éloigne-t-elle l’une de l’autre ? Fait-elle de nous deux adversaires irréconciliables ? Non, tu le sais bien !

— Ce n’est pas la même chose, Félicie ! voulut objecter Denise.

— C’est la même chose, mais tu t’obstines à la voir sous un autre angle. Écoute : je suis jeune, c’est vrai, je n’ai pas d’expérience, mais selon ma pensée, mon intuition, il me semble que l’amour et l’amitié doivent être placés au-dessus de ces disputes.

— Je le pense aussi, Félicie. Mais tu sembles croire que tout le blâme doit retomber sur moi, n’as-tu pas interrogé Ambroise ? Ambroise m’aime, dis-tu ? Je te crois, parce qu’il me l’a avoué lui-même ; malheureusement son amour à lui n’est pas au-dessus des diversités d’opinions, et il m’en veut pour m’être rangée, sincèrement comme je l’ai fait, du côté des Loyalistes. Mais il a tort de m’en vouloir, car il était prévenu : à maintes reprises je me suis déclarée à lui contre l’insurrection et lui ai dit que j’étais partisane de l’ordre et que je haïssais tous les harangueurs du peuple. Je lui ai fait entendre que de s’insurger contre le gouvernement, c’était attirer sur notre pays et notre peuple les pires calamités, et je lui ai fait voir que le patriotisme éclairé condamnait le patriotisme aveugle. Et cela fut si bien compris d’Ambroise qu’il me jurait de ne pas se mêler de politique. Deux mois plus tard il manquait à sa parole, et je le surprenais sur le Champ-de-Mars à Montréal haranguant le peuple et l’incitant à se soulever contre l’administration de notre gouvernement. Alors, j’ai pensé qu’il ne m’aimait pas, et moi-même…

— Tu t’es trompée, Denise, interrompit Félicie avec ardeur, il t’aimait quand même, et il t’aime quand même ! Et tu l’aimes toi aussi, je le répète. Mais je reconnais que tout le blâme ne doit pas retomber ni sur toi ni sur lui ; il faut en accuser ces luttes fratricides qui naissent à certaines époques et qui jettent des frères les uns contre les autres ! Comme toi, Denise, je ne me sens pas le cœur d’encourager ces luttes, comme toi j’aime l’ordre et la paix ; et pourtant, je te le dis franchement, je ne peux que me réjouir en ce moment de voir nos hommes se dresser avec fierté et énergie contre les ennemis de notre nationalité. Mais si nous ne luttions pas, Denise, ajouta la frêle Félicie en s’enflammant malgré elle, que deviendrions-nous ? Si nous ne nous agrippions pas au peu de libertés qui nous restent, qu’arriverait-il de notre race ? Est-ce toi, Denise, qui accepteras de cœur-gai les liens de l’esclavage ? Est-ce toi qui renieras ta religion et ta langue ? Non, tu ne l’oserais pas, tu en serais incapable, et c’est pourquoi tu t’insurgerais contre la tyrannie, tu te rebellerais ! Alors, pourquoi demeures-tu indifférente devant la menace d’un tel esclavage ?

— Mais rien ne nous menace réellement, ma chère amie, sourit Denise avec indulgence, croyant que Félicie comme bien d’autres avait la vision de maux et de catastrophes imaginaires.

— Rien ne nous menace ! s’écria Félicie avec un amer étonnement. Est-il possible que tu sois aveuglée à ce point ? Faudra-t-