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L’ESPION DES HABITS ROUGES

ments de chiens, le village demeurait paisible.

Les deux jeunes filles étaient montées à la chambre de Denise où régnait ce beau désordre du matin, avec le lit blanc défait, et dont l’atmosphère demeurait imprégnée d’un parfum discret. La chambre était spacieuse et belle et toute décorée d’images pieuses. Le mobilier en bois de hêtre avait été fabriqué au pays, un peu lourd et grossier dans ses formes, mais joliment paré par la main experte de Denise. Un chiffonnier surmonté d’un miroir, une table de toilette avec lavabo, une armoire à linge à double panneaux vitrés, un petit secrétaire avec quelques rayons qui contenaient des livres, un tabouret, un fauteuil trapu, deux berceuses et une petite table au chevet du lit sur laquelle était posé un bénitier entre un crucifix et une statue de la Vierge composaient l’ameublement. Un épais tapis de laine aux couleurs variées couvrait le plancher. Denise avait là son petit foyer bien à elle. La chambre étant située au-dessus de la cuisine, la jeune fille y était moins dérangée par les bruits de la salle commune aux jours d’abondante clientèle. D’ailleurs, ces jours-là, elle aidait sa mère à servir. Bien qu’elle n’eût aucun attrait pour le commerce d’auberge, elle n’avait nulle honte à recevoir la clientèle qui, le plus souvent, tenait fort à être servie de ses belles mains. La jeune fille était aimable avec tout le monde, sans façon, mais réservée, et sa présence dans l’auberge suffisait pour maintenir les buveurs exaltés dans les bornes de la politesse et du savoir-vivre.

Elle offrit une berceuse à Félicie et elle-même prit l’autre.

Les deux jeunes filles étaient sérieuses.

Félicie, la première, prit la parole.

— Sais-tu, Denise, que tu as une bonne mère ? Tu peux te compter chanceuse. Nous, nous avons perdu la nôtre, et nous n’avons plus que notre pauvre père qui vieillit rapidement.

— Oh ! oui, Félicie, tu as raison de dire que j’ai une bonne mère ! Que serais-je devenue sans elle ? Mais j’avais un bon père aussi ! Voilà dix ans qu’il a trépassé après avoir longtemps souffert d’une maladie incurable. Ma pauvre mère fut surtout courageuse, car, tu le sais, mon père n’avait laissé qu’une terre fort grevée. Avec le peu d’argent qu’elle réalisa sur la vente du bien, elle réussit à acheter cette vieille maison de pierre et en fit une auberge. Oh ! il n’y avait pas une fortune à gagner, mais nous avons fini par vivre assez bien. J’ai pu faire mes études, malgré que maman se vît obligée, par mon absence, de payer les services d’une domestique. Je lui suis bien reconnaissante.

— Et tu devrais être heureuse, murmura Félicie, et tu ne l’es pas !

— Pourquoi parles-tu ainsi ? demanda Denise surprise.

— Parce que je t’aime. Je sens que tu souffres, et ta souffrance me peine. Je devine chez toi un gros chagrin que je voudrais partager.

— Bonne Félicie, sourit tristement Denise, tu es toujours la même, compatissante et généreuse. Tu te préoccupes plus des souffrances des autres que de tes propres souffrances. Mais sois tranquille à mon égard, je n’ai pas de chagrin. Tu me retrouves fatiguée… oui, ma physionomie doit porter l’empreinte de la fatigue de ma dernière promenade à Montréal. Oh ! si tu pouvais seulement avoir une idée vague de tout ce remue-ménage de la ville… Durant les trois semaines que j’y ai séjourné, ça n’a été que bals et fêtes.

— En ce cas, tu t’es bien amusée ?

— Ô mon Dieu ! oui… Pourtant, bien des fois je pris part forcément à des réjouissances dont je ne me sentais pas l’envie.

— Le regret de ces belles fêtes, Denise, c’est peut-être ce qui fait aujourd’hui ta tristesse ? Et je ne m’étonne pas, je serais peut-être de même si j’étais à ta place : passer tout à coup de la joie, du bruit, du mouvement, de l’éclat des bals à la solitude de cette campagne, si riante en été, mais si mélancolique en automne, je reconnais que le contraste est amer, écrasant.

— Non ! non ! protesta Denise, ce n’est pas cela ! Au contraire, j’avais hâte de me retrouver dans le calme de ma chambre. Car j’aime la solitude, pas toujours, mais je l’aime souvent. Je te jure que si tu me trouves un peu changée, c’est la fatigue, pas autre chose !

Félicie esquissa un faible sourire et branla la tête d’une manière dubitative.

— Denise, dit-elle gravement, tu ne saurais me tromper : tu as un chagrin… un gros chagrin de cœur que tu veux cacher. Mais moi je le vois, il perce chez toi de