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L’ESPION DES HABITS ROUGES

Ambroise Coupal aimait mieux perdre l’amour d’une femme exquise entre toutes que l’honneur de sa nationalité ; et Félicie, malgré son chagrin, préférait voir son frère prendre les armes pour soutenir et défendre une cause qu’elle regardait comme sacrée, que le voir déserter pour regagner le cœur d’une femme. Telle était la physionomie morale de ces deux personnages de notre histoire, qu’il importe de bien connaître afin de pouvoir plus justement apprécier leurs gestes.

En contraste, voici qu’elle était la physionomie morale de Denise Rémillard. Quoique favorisée par des qualités excellentes d’esprit et de cœur, Denise avait un très grand défaut : l’orgueil. Plus instruite que Félicie et ayant fréquenté à Montréal des cercles de jeunes filles et de jeunes hommes affichant des « opinions avancées » sur la politique du pays, Denise, à son insu, s’était façonnée à ces opinions souvent injustes et plus erronées que vraies. Ce fut là où l’orgueil de sa nature mit son poids dans la balance : ne voulant pas passer pour une fille inférieure ou une campagnarde bornée, elle affecta sur le premier moment de recevoir comme très valables ces idées contraires aux siennes, elle se prit à son piège et en peu de temps elle reconnaissait comme incontestables les opinions acerbes lancées contre la race française du Canada. Elle finit par se former tout à fait à l’école adverse de la famille Latour, qui fréquentait de préférence les réunions mondaines où dominait l’élément anglais de la Métropole et surtout l’élément antipathique aux aspirations des habitants de langue française. Énergique et courageuse, elle n’avait pas su cependant se garer contre l’entraînement des passions sociales du temps, elle avait été emportée par un coup de griserie. On lui avait dit : « Là est l’erreur, ici la vérité ! » Elle avait accepté cette affirmation comme une sentence tombée de la bouche du Sage, ou comme un dogme proclamé par l’Église. Dans sa griserie elle avait été incapable d’user de perspicacité et de jugement ; mais il faut lui rendre cette justice : elle croyait sincèrement travailler pour le salut de sa race en se joignant à tant d’autres, moins sincères, pour étouffer les voix réclamantes et protestataires des habitants du Canada français. Nous arrêterons là ces peintures que, d’ailleurs, l’action qui va suivre éclairera pleinement, et nous retomberons dans notre récit.

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Denise venait de dire à Félicie :

— C’est fini !…

Pauvre Félicie… qui avait espéré de raccorder ces amours !

Ses yeux s’humectèrent en voyant les larmes de Denise, et si elle ne pleura pas de chagrin, c’est que les larmes de Denise furent pour elle un espoir : Denise pleurait parce qu’elle souffrait… elle souffrait parce qu’elle aimait et qu’elle aimait Ambroise !

Voilà ce que fut la pensée de Félicie. Et elle allait tenter de consoler Denise quand un poing frappa dans la porte de la cuisine et que, en même temps, la voix de la tenancière appela :

— Denise !… Denise !…

Celle-ci essuya vivement ses yeux et demanda :

— Que voulez-vous, maman ?

— Est-ce toi qui as poussé le verrou ?

Denise sourit en regardant Félicie et dit :

— C’est Ambroise qui a fermé la porte, et je pense qu’il aura fait glisser le verrou.

Elle courut aussitôt à la porte dont elle tira le verrou. Dame Rémillard parut, toute rouge de colère, sans remarquer la présence de Félicie. Elle dit à sa fille sur un ton de reproche :

— En voilà une idée de mettre le verrou… comme si tu voulais faire un mauvais coup !

Comme elle achevait ces paroles à Denise qui ne perdait pas son sourire, la brave femme aperçut Félicie :

— Tiens ! mademoiselle Félicie… s’écria-t-elle en reprenant sa physionomie accueillante et joviale. Comment est-ce qu’on se porte par chez vous ?

— Très bien, madame Rémillard, merci. Mais là, je vous vois toute courroucée… je gage que vous alliez tancer de la bonne façon cette pauvre Denise. Mais prenez garde, madame, ajouta la gentille Félicie avec un petit air sérieux, ce n’est pas à elle que vous devez vous en prendre, mais à moi !

— À vous ? fit la tenancière en regardant avec surprise Félicie et sa fille tour à tour.

— Oui, madame Rémillard, reprit Félicie